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TGV, des origines à 1981

Dernière mise à jour : 20 juil. 2023

Par Bruno Carrière


La problématique des grandes vitesses est évoquée au sein de la SNCF depuis le milieu des années 1960, initiée par la réalisation au Japon de la Shinkansen Tokaido[1], infrastructure entièrement nouvelle de 515 km qui, inaugurée le 1er octobre 1964, permettait de relier Tokyo à Osaka en 4 heures (contre plus de 6 h 30 par l’ancienne voie) avec une vitesse de pointe de 210 km/h. Les ambitions déclarées de l’Allemagne et de l’Italie[2] en la matière n’étaient pas sans inquiéter les pouvoirs publics dans le sens où elles risquaient de remettre en question le leadership de la SNCF (détentrice du record du monde de vitesse sur rail depuis 1955 avec 331 km/h) et à terme l’industrie ferroviaire française.


TGS Gare de Saint Saviol - Novembre 1973 - source SARDO

Mise devant ses responsabilités, la SNCF se partage alors entre tenants de la tradition, qui préconisent de répondre au défi par une modernisation des axes clé du réseau et l’exploitation des progrès techniques en matière de traction électrique, et les partisans d’une approche plus révolutionnaire de la question[3]. Si les premiers obtiennent des pouvoirs publics, en avril 1966, de pouvoir relever les vitesses de 160 à 200 km/h sur quelques lignes sans générer de travaux excessifs[4], les deux parties parviennent à un consensus au cours d’une réunion de direction tenue le 15 septembre suivant. Y sont évoqués le projet d’un réseau constitué de lignes susceptibles de comporter de longs tronçons à 200 km/h, et celui d’une ligne nouvelle Paris-Lyon permettant à la fois la circulation d’un matériel à gabarit réduit à une vitesse supérieure à 250 km/h et celle de trains classiques à 200 km/h. Une situation que Louis Armand, ancien directeur général puis président de la SNCF, résume parfaitement au printemps 1967 : « L’avenir du transport de voyageurs par fer ne peut naturellement se concevoir sans le développement des grandes vitesses […] Les grandes orientations à prendre à cet égard se résument en définitive à deux directions : moderniser ce qui existe ou, si l’on veut dépasser un certain seuil de l’ordre de 160 km/h environ, faire délibérément du neuf, comme on s’y est résolu au Japon, lorsqu’on y a construit la ligne du Tokaido. Le problème est de savoir si l’on veut investir pour parfaire et pour créer » (Bulletin de l’UIC, septembre-octobre 1967).


Il est nécessaire ici de s’interroger sur l’origine du projet défendu par la jeune génération de nos ingénieurs. Tout part des études menées en 1965 par Robert Geais, chef du service Voie et Bâtiments de la région Nord de la SNCF, synthétisées dans un rapport en date du 28 décembre 1965. Sous le titre « Le transport T.G.V. Réseau du Nord de la France » – première apparition du sigle TGV pour « très grande vitesse » – ce rapport préconise la circulation à très grande vitesse d’un matériel spécialisé sur une infrastructure nouvelle, à caractéristiques autoroutières[5] mais compatible avec le réseau classique. Ce matériel, la division des Études de traction à moteurs thermiques (DETMT), branche de la direction du Matériel de la SNCF, y travaille déjà sous la direction de Marcel Tessier et de son adjoint Guy Sénac. Son objet est d’adapter la turbine à gaz de type aéronautique à la traction ferroviaire.


Entre temps, la jeune garde révolutionnaire impose en septembre 1965 l’établissement au sein de la SNCF d’une Commission supérieure de la recherche, réunissant la direction générale et les directeurs des grands services de l’entreprise (Matériel et Traction, Installations fixes, Mouvement et Études générales), dont l’une des premières décisions est d’autoriser la construction, le 4 avril 1966, d’un premier engin expérimental baptisé « Turbotrain à grande vitesse » (TGV). En l’occurrence un élément automoteur double (EAD) dont la remorque reçoit une turbine à gaz qui vient en appoint au moteur diesel de la motrice conservée en l’état pour servir au démarrage de la rame. Transformé aux ateliers SNCF du Mans en 1966-1967, il s’octroiera le record du monde de vitesse en traction autonome avec 236 km/h le 20 juin 1967, puis 252 km/h le 19 octobre 1972, un mois avant sa mise à la retraire précipitée par l’entrée en scène de son successeur le TGV 001. Réaménagé et rebaptisé TGS (Turbine à gaz spéciale) pour éviter toute confusion avec le nouveau venu, il assure en service commercial des voyages spéciaux de groupe jusqu’en 1984.


TGV 01 - 01 01 1972 - source Sardo

Poursuivant son travail de sape, la jeune garde obtient la création, le 1er août 1966, sous l’impulsion de l’un des siens, Roger Guibert, nommé directeur général de la SNCF six mois plus tôt, un service de la Recherche. Son programme initial comprend dix projets, dont le projet C03 qui, lancé le 5 décembre, entend explorer « les possibilités ferroviaires sur infrastructure nouvelle ». Le service de la Recherche aura aussi à se pencher sur l’avenir de l’Aérotrain, concurrent que la SNCF, bien que partie prenante dans le projet, saura définitivement écarter en 1977. D’aucuns avancent que sans l’Aérotrain, dont l’acte de naissance remonte à 1962, le TGV n’aurait peut-être pas vu le jour[6].


Pour l’heure, la SNCF poursuit la mise à niveau des lignes classiques susceptibles de supporter des vitesses de l’ordre de 200 km/h, travail concrétisé par le lancement, le 28 mai 1967, du nouveau Capitole, train de prestige (six voitures de de 1re classe et une voiture-restaurant) circulant entre Paris et Toulouse, aisément reconnaissable à sa livrée rouge et grise. Autorisé à circuler à 200 km/h entre Fleury-les-Aubrais et Vierzon, il couvre les 713 km du parcours en 6 heures contre 6 h 45 précédemment. Le succès commercial est tel, que la SNCF met rapidement en service un Capitole du matin en complément de celui du soir.


L’événement est repris dans une monographie consacrée à la question des grandes vitesses annexée au rapport de l’Exercice 1966 distribué lors de l’Assemblée générale des actionnaires du 8 juin 1967. La performance du Capitole y est pourtant éclipsée par l’évocation de la Shinkansen Tokaido : « La construction d’une ligne nouvelle "à grande vitesse" n’est pas une hypothèse d’école », peut-on y lire. Et son rédacteur de s’interroger : « Quels seraient le système d’infrastructure, le mode de traction et la nature du matériel remorqué applicables à une ligne nouvelle à grande vitesse si l’intérêt de sa construction apparaissait en Europe ? » Le plus problématique serait, selon lui, pour les locomotives de ne pouvoir maintenir le contact avec la caténaire au-delà de 250 km/h. D’où, explique-t-il, l’impulsion donnée, notamment aux États-Unis, à la construction d’engins moteurs à turbines à gaz qui, même s’ils n’étaient pas destinés à la pratique de vitesses plus élevées, résoudraient le problème de la traction sur les lignes non électrifiées. Une voie dans laquelle, nous l’avons vu, la SNCF s’était déjà engouffrée avec son « Turbotrain à grande vitesse », dont les enseignements allaient permettre la mise au point des ETG (Élément à turbine à gaz) en 1970, puis des RTG (Rame à turbine à gaz) en 1973, réponse au développement des vitesses (160 km/h) sur les lignes non électrifiées de son réseau.


TGV RTG SNCF HISTOIRE
RTG 01 - source SARDO

Le « Turbotrain à grande vitesse » n’est pourtant qu’une étape dans l’exploration des grandes vitesses. En 1968, évoquant la livraison à venir des ETG, Roger Guibert écrit : « Dès maintenant, nos ingénieurs se préoccupent de la génération suivante qui sera apte à des vitesses de 250 à 300 km/h. Ces vitesses très élevées ne sont pas réalisables sur le réseau actuel hérité du XIXe siècle mais elles sont parfaitement praticables sur des infrastructures nouvelles : il résulte d’études approfondies de notre service de la Recherche que de telles lignes seraient, dans un avenir proche, économiquement justifiées sur Paris-Lyon, puis sur Paris-Lille » (in Activité et productivité de la SNCF en 1968, document interne à l’entreprise). Cette même année, Bernard de Fontgalland, chef du service de la Recherche, dévoile dans la Revue des ingénieurs de l’École nationale des ponts et chaussées (octobre 1968) les premiers éléments relatifs à une ligne nouvelle entre Paris et Lyon. L’information est aussitôt relayée par le journal Le Monde (1er novembre 1968), mettant ainsi le grand public dans la confidence.


Ne cachant plus ses ambitions, le 5 novembre 1969, la SNCF propose au ministre des Travaux publics et des Transports d’inscrire son projet de ligne nouvelle au VIe Plan (1971-1975). Pourquoi Paris-Lyon ? Rappelons ici que la décision du gouvernement japonais de construire la Shinkansen Tokaido avait été dictée par l’engorgement de la ligne historique Tokyo-Osaka en dépit de son électrification en 1956. La saturation de l’axe Paris-Lyon, lui-même électrifié en 1950-1952, et l’ampleur des dépenses à engager pour sa modernisation[7], sans certitude sur les effets recherchés, a conduit de la même façon la SNCF à s’orienter vers une solution plus radicale. Quant à l’hypothèse de lignes nouvelles dans le Nord de la France (de Paris à Londres et à Bruxelles via Lille), liée à la réalisation du tunnel sous la Manche redevenu d’actualité en 1967, elle relève plus d’une décision européenne que nationale : un groupe de travail créé au sein de l’UIC afin de jeter les bases communes d’un futur réseau « Europolitain » verra ses propositions ruinées par l’abandon du projet de tunnel en 1975.


Selon la SNCF, le projet de liaison rapide Paris-Lyon s’appuie quelques données indiscutables :


  • la demande de transport « voyageurs » en expansion rapide (elle a doublé en dix ans)

  • la saturation déjà visible des infrastructures routières suburbaines et terminales, voire de certaines infrastructures aéroportuaires ;

  • la durée du trajet porte-à-porte qui, pour des distances de l’ordre de 500 km, compte plus pour l’usager que la vitesse maximale réalisée sur une partie du trajet (la vitesse des avions a quadruplé sur Paris-Londres mais le temps de trajet de centre à centre n’a pratiquement pas varié).


Le chemin de fer paraît particulièrement bien placé pour apporter une solution au problème :

  • le prix de revient des trains rapides sur les axes à grand trafic est bas ;

  • la SNCF possède une expérience considérable dans le domaine des grandes vitesses ;

  • les pénétrations urbaines ne sont pas saturées ;

  • les temps perdus en attentes ou trajets terminaux sont plus réduits que pour l’aviation.


C’est dans cette optique que la SNCF a construit son projet sur les bases suivantes :


  • couverture par les tarifs (maintenus au niveau de ceux pratiqués sur la ligne historique) de la totalité des charges, y compris celles de l’infrastructure ;

  • réservation au seul trafic voyageurs car, outre que la coexistence de trains rapides (voyageurs) et de convois relativement lents (marchandises) sur une même artère en limite sensiblement le débit, le coût de construction dépend étroitement des normes adoptées en matière de profil (rampes jusqu’à 35 ‰ pour les premiers, 10 ‰ au plus pour les seconds ;

  • compatibilité technique totale avec le réseau existant, ce qui présente le double avantage de permettre la pénétration en tissu urbain en utilisant les lignes déjà présentes et sans avoir à consentir les investissements très élevés qu’imposerait l’insertion d’une nouvelle infrastructure ; d’étendre l’amélioration de la desserte aux principales branches du réseau sans infliger à l’usager les inconvénients que nécessiterait tout mode de transport non compatible avec les voies en place ;

  • fréquence minimum d’un train à la demi-heure et couvertures des pointes de trafic en fin de semaine (au départ de Paris, 37 dessertes pour Lyon par jour en semaine, 47 le vendredi) ;

  • ouverture aux voyageurs des deux classes sans hausse de tarif.


Ces deux dernières options sont en rupture avec la politique en vigueur qui réserve les trains les plus rapides aux seuls voyageurs de 1re classe (la clientèle des hommes d’affaires), généralement sur la base d’un train le matin et un train le soir.


« Pratiquement, le projet vise à utiliser les pénétrations ferroviaires existant dans les agglomérations de Paris et de Lyon, à les relier par une ligne nouvelle autorisant le 300 km/h, et à exploiter cette ligne avec des rames automotrices à turbines à gaz à très grande vitesse. L’infrastructure nouvelle se sépare de la ligne actuelle (au km 27) au sud de la gare de Combs-la-Ville, recoupant la ligne actuelle à Saint-Florentin, puis au sud de Mâcon, ce qui permet l’aménagement de raccordements pour desservir la Bourgogne et la Franche-Comté, d’une part, la Savoie, d’autre part. Deux variantes se présentent pour l’arrivée à Lyon : l’une, le long de la rive droite de la Saône, se raccorde à la ligne actuelle à Saint-Germain-au-Mont-d’Or (à 23 km de Lyon-Perrache) ; l’autre, le long de la rive gauche de la Saône, retrouve à Sathonay (à 8 km de Lyon-Brotteaux) la ligne Lyon-Bourg […]. Les caractéristiques de tracé sont fondamentalement différentes de celles des lignes actuelles. À 300 km/h, avec les normes classiques de confort, qui fixent une limite à "l’insuffisance de dévers", on peut circuler en courbes de 3 200 m de rayon. Mais surtout, avec des rames à grande adhérence, il est possible d’admettre des déclivités de 35 mm/m (au lieu de 5, exceptionnellement 8, pour les lignes classiques rapides). Il en résulte un abaissement considérable des frais de terrassements et d’ouvrages d’art, ainsi qu’une réduction de la longueur de la ligne (416 km contre 512 actuellement) »


(Exercice 1969, rapport à l’Assemblée générale des actionnaires du 29 juin 1970).


Dans les mois qui suivent, une modification est apportée au tracé dans la zone comprise entre Saint-Florentin et Semur-en-Auxois afin d’optimiser la desserte de Dijon par une courte bretelle. Par ailleurs, la variante empruntant la rive gauche de la Saône au sud de Mâcon est retenue. Deux points d’arrêt intermédiaires sont prévus pour desservir la région Montchanin-Le Creusot et la ville de Mâcon.


La SNCF est loin cependant d’abandonner la mise à niveau de ses grands axes. En 1969, c’est la ligne de Paris à Bordeaux qui est partiellement autorisée à 200 km/h, avec pour produit phare l’Étendard lancé en 1968 (1re classe Paris-Bordeaux le matin, Bordeaux-Paris le soir), doublé par l’Aquitaine en 1971 (1re classe Bordeaux-Paris le matin, Paris-Bordeaux le soir) – ce dernier détenant le record européen de vitesse commerciale avec 145 km/h, couvrant sans arrêt intermédiaire les 581 km du parcours en 3 h 49. Reste que des voix commencent à s’élever jugeant disproportionnées les dépenses engagées pour gagner une dizaine de minutes au profit d’une clientèle restreinte.


À défaut d’obtenir des pouvoirs publics des assurances immédiates sur la prise en compte de son projet de ligne nouvelle, la SNCF prend le parti de commander sans attendre deux « turbotrains » prototypes (dénommées rames C03 A et B) susceptibles de rouler entre 250 et 300 km/h afin d’étudier des circulations à vitesse très élevée et en particulier celles qu’autoriseraient des infrastructures nouvelles pour des relations rapides intervilles. Cette commande, approuvée par une dépêche ministérielle en date du 12 mars 1969, fait l’objet de deux marchés passés le 11 juillet avec Alsthom, MTE, Brissonneau et Lotz (fourniture et montage des éléments constitutifs des deux prototypes) et Turbomeca (livraison de groupes turbomoteurs BI-TURMO III F 2). Le premier (deux motrices d’une puissance de 3 500 kV encadrant trois remorques) devait être apte à circuler à 260 km/h, le second deux motrices d’une puissance de 6 000 et 7 000 kW encadrant cinq remorques) à 300 km/h. Ce dernier devait, en outre, être équipée d’un système de pendulation active. Il ne verra jamais le jour par suite de la décision de la SNCF de renoncer en 1971 à l’exploration de cette technique.


En dépit du retour favorable du Commissariat au Plan (rapport Coquand publié en décembre 1970), le gouvernement, bien qu’en ayant retenu le principe lors du conseil interministériel du 25 mars 1971, refuse l’inscription de la ligne nouvelle Paris-Lyon au VIe Plan. Moins peut-être que la pression du monde aéronautique (constructeurs, Air Inter) et la surenchère de la Société d’études de l’Aérotrain, c’est le coût de l’investissement qui semble avoir incité les pouvoirs publics à la prudence. Il est vrai que la SNCF abordait le VIe Plan avec un handicap certain alors qu’elle se trouvait placée devant la situation nouvelle créée par la réforme de ses relations avec l’État (avenant du 27 janvier 1971 à la convention du 31 août 1937) qui lui faisait notamment obligation de parvenir à l’équilibre financier à partir de 1974. D’où le véto du ministre de l’Économie et des Finances de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing, qui exigeait de la SNCF qu’elle résorbe son déficit avant de lancer un programme aussi ambitieux.


C’est dans ce contexte d’incertitude que la SNCF décide de valider son projet par une expérimentation en vraie grandeur, avec la mise en service commercial en mars 1971 de ses premiers turbotrains ETG sur Paris-Caen-Cherbourg qui allient rapidité, grande fréquence et démocratisation de la vitesse accessible à la seconde classe et sans supplément. Pari gagné puisque, malgré le scepticisme de quelques-uns qui promettaient des trains roulant à vide en pleine journée, la fréquentation fut au rendez-vous. Un autre point positif est la présentation aux autorités de tutelle, le 23 mars 1972, dans les emprises de l’usine Alsthom de Belfort, du prototype « TGV001 ». Outre son design révolutionnaire dû à Jacques Cooper, la rame offrait deux innovations majeures au service de la sécurité, résidant, pour la première, dans le concept de rame « articulée » et indéformable (deux remorques reposant sur un seul et même bogie), pour la seconde dans la signalisation embarquée (partant du principe qu’au-delà de 220 km/h, le conducteur ne pouvait pas observer la signalisation au sol assez tôt, cette dernière était désormais présentée en cabine donnant naissance à la « TVM » (Transmission Voie Machine).


Les performances atteintes par le TGV 001 au cours de ses nombreuses marches d’essais, tant dans la plaine d’Alsace dès le 4 avril 1972 que dans les Landes à partir du 17 juillet démontrent que les vitesses de 300 km/h et plus (les 318 km/h sont atteints le 8 décembre, record mondial pour un train à traction thermique) sont désormais du domaine du réel[8]. Pourtant, Robert Galley, ministre des Transports, confirme le 29 septembre, à l’issue d’une séance d’essais à laquelle il a participé, que le montant élevé de la dépense oblige à retarder la construction de la ligne nouvelle aussi longtemps que la voie historique ne sera pas saturée, et parle d’un délai d’attente de cinq à sept ans. Une position que conteste André Ségalat, président de la SNCF, devant la commission des finances du Sénat en janvier 1973 : au cours des quinze dernières années, rappelle-t-il, le trafic des voyageurs sur l’axe Paris-Lyon a augmenté de 4,2 % par an alors que la croissance nationale moyenne n’était que de 2,3 %. Pour le transport des marchandises, la progression a été respectivement de 4 % et 2,6 %. Selon lui, cette saturation a entraîné des retards deux fois plus nombreux que sur l’ensemble du réseau.


En juillet 1973, les conclusions du rapport Coquand de 1970 sont confortées par une mise à jour déposée par un groupe d’experts des ministères des Transports et de l’Économie présidé par Paul Le Vert. Le projet se précise. On parle désormais d’une ligne à deux voies de 390 km parcourue en deux heures par des turbotrains à grande vitesse (TG V) se succédant toutes les trente minutes aux heures creuses, à la vitesse croisière de 260 km/h. Le fait que la SNCF ait souhaité une mise en service en 1980 implique que la déclaration d’utilité publique intervienne au plus tard en 1974.

Dès lors tout s’enchaîne :


  • 6 mars 1974, le projet est approuvé en conseil des ministres ;

  • octobre 1974, création au sein de la direction générale de la SNCF d’une direction de la ligne nouvelle Paris-Sud-Est chargée de coordonner les études et assurer la conduite des travaux ;

  • 7 avril 1975, ouverture de l’enquête préalable à la déclaration d’utilité publique d’utilité publique ;

  • 23 mars 1976, décret déclarant d’utilité publique et urgente les travaux de construction de la ligne nouvelle Paris-Sud-Est ;

  • 4 décembre 1978, décret approuvant la convention en date du 30 août 1978 par laquelle l’État concède à la SNCF la construction et l’exploitation de la ligne nouvelle.


Rappelons que si les oppositions de fond au projet et, plus tard, celles relatives au tracé avaient été progressivement éteintes, il en est une qui prit une tournure qui aurait pu être fatale au projet : le recours en annulation formé à l’encontre du décret déclarant son utilité publique par une dizaine d’associations mettant en avant divers arguments d’ordre écologique ou fondés sur de prétendues nuisances imputables à l’installation ou à l’exploitation à venir. Requêtes rejetées par le Conseil d’État dans sa séance du 5 janvier 1977 à la grande satisfaction de la SNCF qui n’avait cessé de souligner que, dès l’origine du projet, elle s’était spécialement préoccupée des problèmes d’environnement que pouvait poser la création de la ligne nouvelle. Elle soulignait notamment que la direction de l’Architecture et le ministère de la Qualité de la vie avaient donné, après des études minutieuses, un avis favorable à la réalisation du projet, et que, contrairement à certaines idées reçues, la nouvelle infrastructure ne se présentait nullement comme un barrage insurmontable. Que sans doute la ligne ne comporterait aucun passage à niveau, ce dont il fallait se féliciter, mais qu’en revanche, elle passerait au-dessus et au-dessus de quelque 300 routes de toutes catégories et serait appelée à franchir, au moyen de 130 ouvrages environ, aussi bien des cours d’eau permanents que des eaux de ruissellement. Qu’il était, en outre, envisagé d’établir des passages pour le bétail dans les zones d’élevage, ainsi que pour le gibier. Et de conclure que toutes les précautions semblaient avoir été prises pour que la ligne nouvelle s’insère harmonieusement dans les sites traversés et, d’une manière générale, pour qu’elle réponde le mieux possible aux exigences de l’environnement.


Pour une meilleure planification des moyens financiers et techniques, il avait été décidé de scinder la construction de la ligne nouvelle en deux, la mise en service du tronçon sud (de Saint-Florentin à Lyon) devant intervenir en octobre 1981, celle de son tronçon nord (de Combs-la-Ville à Saint-Florentin) en mai 1982. Cependant, par lettre du 20 avril 1977, le ministre de l’Équipement et de l’Aménagement du territoire fait connaitre à la SNCF que la mise en service du tronçon nord serait différée d’avril 1982 à octobre 1983. Pour l’heure, les travaux sont activement poussés sur le tronçon sud, le premier chantier ayant été ouvert le 7 décembre 1976 à Écuisses, près de Montchanin (Saône-et-Loire).


Mais revenons à notre TGV 001 qui, depuis 1972, poursuit inexorablement ses marches d’essais. Il continuera à apporter sa contribution à la mise au point de la conception technique des futures rames TGV jusqu’au 18 juin 1978, totalisant à cette date 207 marche à plus de 300 km/h. Ses deux motrices sont exposées depuis 2003, l’une à l’entrée de Belfort (en bordure de l’autoroute A36), l’autre à Bischheim (en bordure de l’autoroute A4).


Entre-temps, la SNCF intensifie son exploration des grandes vitesses en recourant à deux autres engins expérimentaux : de décembre 1972 à mars 1974, au RTG 01, premier de la seconde génération de turbotrains ; d’avril 1974 à mai 1978, à la Z 7001 (qui répondait au sobriquet de « Zébulon »). Ces engins ont participé à des essais de bogies et de freins, et plus spécifiquement, pour la Z 7001, à la résolution des problèmes posés par la captation du courant aux grandes vitesses. À ce titre, elle cohabité avec le TGV 001 sur la ligne des Landes à partir du 20 mai 1974, multipliant les marches entre 250 et 290 km/h, s’octroyant même le 15 octobre 1975 le record mondial de vitesse pour un engin à une caisse avec 306 km/h. Elle sera radiée en 1981 faute d’avoir pu être transformée en voitures de mesures.


TGV Z7001 RTG HISTOIRE SNCF
Z 7001 - source M. Jean Marc Fribourg

Avec la Z 7001, on touche au basculement de la traction par turbines à la traction électrique comme conséquence du choc pétrolier de 1973. Si la décision officielle d’électrifier la ligne nouvelle date du 21 novembre 1974, l’option électrique est présente dans les cartons de la SNCF depuis 1968, mais n’est véritablement envisagée qu’à l’été 1973. Cette année-là, les deux types de rames sont encore en lice. Si la majeure partie du parc est prévue en version bicourant (25 kV 50 Hz et 1,5 kV), des rames à turbine subsistent pour les dessertes de Grenoble (la ligne de Lyon à Grenoble n’est pas électrifiée) et de Lausanne (la tension suisse 15 kV 16,7 Hz étant différente des nôtres, impliquait le recours à des rames tricourant). Cette dualité est prise en compte par l’appel d’offres relatif aux premières rames de série lancé le 2 février 1975. Cependant, la décision d’électrifier la ligne Lyon-Grenoble (inaugurée le 4 mars 1985) et la mise au point d’une rame tricourant (début 1976) font que les 87 rames[9], dont deux dites de présérie, commandées le 12 février 1976 au groupement de constructeurs « Alsthom-Francorail-MTE » recourent toutes à la traction électrique.


  • 4 novembre 1976, confirmation du marché passé le 12 février.

  • 28 juillet 1978, sortie des usines Alsthom de Belfort de la première rame de présérie TGV-PSE 01, dite « rame technique » en raison de particularités provisoires (absence d’aménagements intérieurs et aménagement d’une des remorques en laboratoire).

  • 23 août 1978, première marche à 260 km/h sous caténaire 25 kV entre Strasbourg et Sélestat.

  • 14 décembre 1978, livraison de la deuxième rame de présérie TGV-PSE n° 02 ; dotée de ses aménagements intérieurs 1re et 2e cl., elle atteint la vitesse de 260 km/h le jour même.

  • 29 janvier 1979, première marche en UM des TGV-PSE n° 01 et n° 02 (« Patrick » et « Sophie ») entre Strasbourg et Colmar.


Par la suite, des courses sous caténaire continu 1,5 kV sont entreprises à la fois en Sologne (des Aubrais à Vierzon) et dans les Landes (sur la grande ligne droite de Facture à Morcenx). Les deux rames ont d’autre part vérifié leur l’aptitude au démarrage en forte rampe entre Tarbes et Montréjeau (rampe de Capvern équivalente par sa déclivité de 33 ‰ aux futures rampes de 35 ‰ de la ligne nouvelle).


Commencée en décembre 1976, la construction du tronçon sud de la ligne nouvelle se poursuit à marche forcée. La pose de la voie entre Montchanin et Cluny débute en juin 1979. Au 31 décembre, plus de 100 km de double voie sont équipés de longs rails soudés de 60 kg au mètre et de traverses à blochets allongés en béton armé. Les opérations d’électrification (installation des supports et de la caténaire) sont conduites en même temps à la cadence soutenue de 1 000 m/jour. De même les câbles de signalisation et de télécommunication sont simultanément déroulés, tandis qu’est entreprise la construction des bâtiments destinés à abriter 4 postes de type PRS et 4 centres d’appareillages intermédiaires.


La livraison des rames de série (n° 03 et suivantes) commence en février 1980 : 18 rames cette année-là, 24 en 1981 (dont une première rame tricourant). Sur les tronçons où l’infrastructure est terminée, des rames TGV signalisation – à commencer par les n° 01 et 09 qui « découvrent » la ligne nouvelle le 2 septembre 1980 – sont utilisées pour parachever certaines mises au point fondamentales, notamment pour tester la nouvelle signalisation, et pour la formation du personnel roulant et d’entretien. Quelques rames sont néanmoins détournées pour un service sur la ligne historique de Paris à Lyon, afin de recueillir les impressions des usagers. C’est ainsi que, à partir du 28 septembre 1980, une UM est engagée sur le TEE 5/6 Le Lyonnais de jour entre Paris et Lyon (à la vitesse limite autorisée de 160 km/h), ainsi que sur le dédoublement du rapide 29 de soirée sur ce même trajet les fins de semaine. Le Lyonnais fera l’objet, le 11 mai 1981, aux abords de la gare de Montereau, d’un attentat à la bombe attribué au groupe « Organisation Jacques Mesrine », du nom du malfaiteur tué par la police au cours d’une fusillade en novembre 1979. Le freinage d’urgence a permis au TGV, qui roulait à 150 km/h, de s’arrêter sur 1 500 m. Cet attentat a eu, selon la SNCF, « des conséquences très limitées [un début d’incendie] qui ont confirmé l’efficacité des dispositions retenues pour la construction de ce matériel » (Le Monde, 17 mai 1981).


Le 23 septembre 1980 une première pointe à 280 km/h est enregistrée sur la ligne nouvelle. Performance suffisamment rassurante pour inviter Daniel Hoeffel, ministre des Transports, à participer, le 18 décembre, à une marche à 260 km/h sur une section de 70 km de part et d’autre de Montchanin.


Enfin, le 26 février 1981, date marquante de l’histoire des chemins de fer français, la rame TGV-PSE n° 16, « armée » pour l’occasion, bat le record du monde sur rail avec 380 km/h, contre 331 km/h de 1955. Satisfaite, la SNCF voit déjà plus loin : « Ce record a prouvé que les possibilités du chemin de fer dans le domaine des grandes vitesses sont loin d’être épuisées, et que le train est capable d’accéder sans problème à des vitesses commerciales de l’ordre de 300 km/h, avec une importante marge de sécurité ; il a également concrétisé le haut niveau technique des firmes françaises en matière d’infrastructure, de vie et de matériel roulant » (La SNCF en 1981).


TGV RTG Z7001 1981 SNCF record histoire
Record du monde de vitesse sur rails - 26 02 1981 - Source Michel Henri SARDO

Dans les mois qui suivent, un dernier coup de collier permet de parachever la ligne en vue de sa mise en service commerciale. À l’été, le tronçon sud est terminé depuis Saint-Florentin jusqu’à Mâcon sur 273 km, auxquels s’ajoutent les 28 km de raccordement. Il comporte 386 ouvrages d’art, dont 8 viaducs, 181 ponts-rails et 126 ponts-routes. Il est électrifié en courant monophasé 25 kV 50 Hz, la continuité de l’électrification entre Sathonay et Lyon-Saint-Clair étant assurée par la mise sous tension de cette dernière section en courant continu 1,5 kV (chose faite le 7 juillet). Il est équipé d’un système de signalisation « en cabine » (transmission voie-machine), avec 13 postes tout relais à transit souple (PRS), complétés par 16 centres intermédiaires, télécommandés et télécontrôlés depuis un poste unique d’aiguillage et de régulation (PAR) installé à Paris. Il est en outre doté de liaisons radio sol-train continues. 1981 a vu également la mise en service de deux nouvelles gares (Le Creusot - Montceau-les-Mines- Montchanin et Mâcon TGV), ainsi que la réalisation d’aménagements importants à Paris-Gare de Lyon (quais spéciaux TGV, nouvelle salle d’accueil et couloir de liaison avec l’aire d’accès RATP, téléaffichage) et à Lyon-Perrache.


L’inauguration officielle par François Mitterrand le 22 septembre 1981, suivie par la mise en service commerciale le 27 du même mois, viennent clore ce premier chapitre du l’histoire du TGV.




Bruno Carrière



[1] Shinkansen pour « nouvelle grande ligne », Tokaido par référence à l’axe de circulation historique qu’elle suit.

[2] Pour l’Allemagne, projet d’un réseau de lignes modernisées aptes à 200 km/h et d’une ligne nouvelle entre Hanovre et Würzburg. Pour l’Italie, création de la Direttissima Rome-Florence, dont un premier tronçon fut inauguré en février 1977. A noter la visite des chantiers par une forte délégation de la SNCF en en novembre 1976.

[3] Cette dissidence animée par les jeunes cadres supérieurs sera qualifiée de « révolte des colonels » par Roger Hutter, directeur général adjoint de la SNCF de 1966 à 1977.

[4] Cette décision fait suite, notamment, à la participation, le 6 octobre 1965, du groupe « Grandes vitesses » de l’Office de recherches et d’essais (ORE) de l’Union internationale des chemins de fer (UIC) à deux circulations à grande vitesse entre Vierzon et Les Aubrais au cours desquelles les vitesses de 230 et 240 km/h avaient été atteintes.

[5] R. Geais s’appuie sur une cohabitation avec l’autoroute du Nord Paris-Lille, livrée à la circulation dans son entier en 1967.

[6] La SNCF avait fait savoir, à la fin de l’été 1964, qu’elle n’était pas intéressée par le développement de ce nouveau mode de transport. Elle n’en fut pas moins incitée par l’État (qui, pour certains, aurait cherché par ce biais à pousser l’entreprise à accélérer sa modernisation technique et commerciale) à entrer dans le capital de la Société d’études de l’Aérotrain constituée en 1965. Développé par Jean Bertin, l’Aérotrain est un véhicule se déplaçant sur un coussin d’air guidé par une voie spéciale en forme de T renversé. En 1969, l’Aérotrain 02, propulsé par un réacteur, atteint la vitesse record de 422 km/h sur la vie d’essai de Gometz-la-Ville, bien mieux que les 380 km/h réalisé par le TGV en 1981.

[7] La modernisation de la ligne historique nécessiterait soit le quadruplement des sections à double voie entre Saint-Florentin et Dijon (109 km) qui obligerait à creuser plusieurs tunnels, soit l’électrification de la ligne Paris-Moulins-Lyon qui serait réservée au trafic marchandises.

[8] Les essais sont menés entre Lamothe et Morcenx où la voie, sur traverses en béton avec attaches élastiques, présente une seule courbe de grand rayon.

[9] 87 rames (de 2 motrices encadrant 8 remorques), dont 9 exclusivement aménagées en 1re classe. Les autres rames comprenaient 3 remorques de 1re classe et 4 de 2e classe, avec en position centrale une voiture-bar.

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