Si la connexion des LGV françaises et espagnoles permet depuis 2013 la circulation des trains de part et d’autre de la frontière sans intervention mécanique sur les matériels, la différence d’écartement des rails entre les deux pays resta longtemps un obstacle aux échanges. Le changement des essieux au passage de chantiers spécialisés a été la première solution adoptée.
Bruno Carrière
Jusque dans l’immédiat après-guerre, tout le trafic ferroviaire de voyageurs et de marchandises entre la péninsule ibérique et la France et au-delà faisait l’objet d’un transbordement à la frontière franco-espagnole en raison de la différence d’écartement des rails (1). Ce transbordement s’effectuait dans les gares d’Hendaye, La Tour de Carol et Cerbère dans le sens Espagne-France, et dans les gares d’Irun, Puigcerdá et Portbou dans le sens France-Espagne, ou encore dans la gare internationale de Canfranc établie en territoire espagnol. En 1951, l’ouverture, à quelques mois d’intervalle, en gare d’Hendaye (24 janvier) et en gare de Cerbère (15 mai), de deux chantiers permettant un échange simple et rapide des essieux des wagons autorisa de façon durable le transit sans transbordement de certaines marchandises : produits agricoles à l’exportation (agrumes, fruits, légumes, vin, etc.) ; produits fabriqués et biens d’équipement à l’importation (machines, matériel électrique et de transport, produits chimiques et engrais, etc.). Ces deux chantiers étaient la concrétisation d’une volonté née à la fin du XIXe siècle mais qui, en butte à des oppositions administratives et des problèmes techniques, n’avait jamais pu réellement s’imposer. Quelques rares essais ont pourtant été menés. Ils n’ont laissé malheureusement que peu de traces.
À notre connaissance, la première démarche en ce sens est à mettre à l’actif de la Compagnie internationale des wagons-lits (CIWL). Georges Nagelmackers, son fondateur, en fait l’annonce à son assemblée générale du 11 mars 1884 : « … Nous avons à l’étude un autre grand train international qui, partant de Saint-Pétersbourg, traversera Berlin, Paris et Madrid pour correspondre à Lisbonne avec les paquebots de l’Amérique du Sud. Des appareils spéciaux permettront de changer en quelques minutes les bogies, afin que notre matériel puisse passer des voies françaises ou allemandes sur les voies plus larges de la Russie et de l’Espagne ; une section du train sera détachée à Liège pour traverser Bruxelles et correspondre à Calais avec les bateaux de Londres. Ce train portera le nom de «Nord- Sud-Express», reliant entre elles sept capitales, réduisant de vingt heures le trajet de Paris à Saint-Pétersbourg, permettant aux voyageurs, sans changer de voiture, d’aller s’embarquer à Lisbonne en quittant Berlin trois jours plus tard que les voyageurs qui auraient à s’embarquer au Havre. » La petite histoire veut que Georges Nagelmackers ait personnellement étudié les dispositifs spéciaux liés au changement des essieux.
Le « Nord-Sud-Express » ne vit malheureusement jamais le jour. Et si l’échec fut compensé ultérieurement par la création du « Sud- Express » Paris-Madrid-Lisbonne en 1887 et par celle du « Nord-Express » Paris-Berlin- Saint-Pétersbourg en 1896, de changement d’essieux aux frontières il ne fut plus question. De quoi frustrer leur clientèle, à l’exemple de H. A. qui, signataire dans le Journal des débats du 28 octobre 1887 d’un récit de voyage (« Promenades en Espagne. I-De Paris à Lisbonne »), ne cache pas son désappointement : « À Irun, notre première station d’Espagne, il faut changer de train : les rails, en effet, n’ont pas le même écartement qu’en France. Mais nous trouvons, sur la nouvelle voie, un autre Sud-Express exactement semblable au premier. Nos places sont marquées et le personnel des sleeping-cars opère le transbordement des bagages qui sont visités par la douane. Comme le Sud-Express fait paraître cet usage barbare ! Quoi, nous n’avons quitté Paris que depuis douze heures, nous faisons une petite promenade d’agrément, et il faut se voir entraver par de telles formalités ! Quel argument en faveur du libre-échange ! »
Il faut attendre 1969 et le train de nuit « Puerta del Sol » pour éviter aux voyageurs couchés un transbordement à la frontière par un changement de bogies à Hendaye. Cette même année, à l’autre bout de la chaîne des Pyrénées, le TEE « Catalan Talgo » Barcelone-Genève inaugure à Port-Bou une nouvelle technique qui repose sur un changement automatique d’écartement des essieux. Ce dernier dispositif est étendu en 1974 au train de nuit « Barcelona Talgo » Paris-Barcelone puis en 1981 au train de nuit « Paris-Madrid Talgo » (2). Tous ces trains disparaissent avec l’inauguration, le 15 décembre 2013, des liaisons à grande vitesse Paris-Barcelone-Madrid assurées par des TGV et des AVE (LGV à écartement standard de part et d’autre de la frontière).
Mais revenons au trafic des marchandises à qui l’on doit les premières expériences visant à se jouer des écartements par un changement des essieux. Le premier chantier est ouvert à cet effet en 1912, en gare d’Irun. Techniquement, il s’inspire du système Breidsprecher en usage depuis quelques années à la frontière entre la Russie d’une part, l’Allemagne et l’Autriche d’autre part. Lors du IIIe Congrès international du froid, tenu à Washington et Chicago en septembre 1913, A. Charron, sous-chef de l’Exploitation des Chemins de fer du Midi, disserte sur les « Moyens pratiques de faire passer des wagons réfrigérants sur des voies à écartement différents ». Son propos porte essentiellement sur les dispositions adoptées depuis peu à Irun : « Dans cette gare, une voie espagnole s’engage, par une pente légère, dans une fosse où elle se termine en cul-de-sac ; sur l’autre pente de la fosse est établie, dans les mêmes conditions, une voie française dont l’axe est dans le prolongement de celui de la voie espagnole. La méthode consiste à changer les essieux dans cette fosse. » L’opération « est des plus simples et ne dure que 5 minutes » (3). Précisons que le changement des essieux n’est pas la seule solution. En Espagne, on opère déjà le décalage manuel des roues et un officier de marine brésilien revendique même la paternité d’un système d’écartement automatique des dites roues (4).
L’objet du chantier d’Irun est la création d’un passage sans transbordement des denrées en transit entre la France et le Portugal afin de réduire autant que possible les formalités douanières au passage des frontières espagnole et portugaise. Jusqu’en 1912, les marchandises subissaient entre Paris et Lisbonne pas moins de cinq visites successives de douane et, par suite, cinq manutentions, à Hendaye, Irun, Fuentos-d’Onoro, Villarformosa et Lisbonne. Désormais, l’ensemble des formalités se fait en gare d’Ivry. En 1914, une publicité des Chemins de fer portugais publiée en France par voie de presse précise que le les expéditions sont « rendues en 7 jours, en petite vitesse de Paris à Lisbonne sans manutentions ni visites des douanes intermédiaires ». L’importante maison de transports Leinkauf, qui représente en Espagne et au Portugal les Compagnies du Midi et d’Orléans, sert d’intermédiaire ; elle est propriétaire du chantier et des wagons.
Dans une étude publiée en 1921, Richard Bloch, ingénieur en chef de l’Exploitation du Paris-Orléans, aborde la question des « Réseaux à voies de largeurs différentes », ce qui l’amène à évoquer les wagons à essieux interchangeables et, notamment, l’expérience menée à Irun depuis 1912 et brutalement interrompue deux ans plus tard par la guerre (5). Il insiste en particulier sur l’impossibilité d’établir avec l’Espagne un système analogue à celui mis en place avec le Portugal par suite de l’inexistence de services de douane dans les principales villes espagnoles (une exception en Europe) ; une lacune qui imposait un arrêt prolongé en gare d’Irun où se concentraient les opérations de contrôle des marchandises à destination des dites villes. Un autre problème, et non des moindres, avait été d’obtenir des autorités franco-espagnoles l’autorisation d’utiliser les wagons des transports Leinkauf réexpédiés à vide depuis le Portugal. En effet, la convention de 1864, qui réglait l’usage des voies ferrées dans les deux gares frontière d’Hendaye et d’Irun, imposait aux wagons chargés en provenance de la péninsule ibérique de poursuivre leur route par la voie large jusqu’à Hendaye, sans possibilité donc d’utiliser le chantier d’Irun (6). D’où l’ambition, vite abandonnée, d’établir un second chantier à Hendaye. Enfin, au terme d’âpres négociations, un accord avait été trouvé autorisant les wagons chargés en provenance du Portugal à changer leurs essieux à Irun ; accord cependant limité à une période d’essais devant prendre fin le 1er décembre 1914. En définitive, appliquée au printemps de cette même année, cette dérogation temporaire aux règles prit prématurément fin avec la déclaration de guerre.
La paix revenue, le fonds de commerce des transports Leinkauf est repris en 1921 par la société V. Duboc. Domiciliée à Paris, elle est représentée au Portugal par deux agences implantées à Lisbonne et à Porto. La crise met fin à ses activités de transit en 1928. Deux ans plus tard, une nouvelle venue, la Société francoespagnole de commerce et de transport, loue six wagons à la maison Duboc, les aménage avec double plancher pour le transport des oranges, mais renonce vite faute de résultats satisfaisants. Signalons ici que, en 1931, la solution des essieux interchangeables est officiellement retenue comme la seule possible, conformément à la fiche n° 76 de l’Union internationale des chemins de fer (UIC) qui réglemente le « passage des wagons à marchandises d’un pays à un autre, ayant un écartement de voie différent, au moyen d’un simple changement d’essieux au point de transit ». Cette prescription condamne les procédés visant à décaler longitudinalement les roues sur chaque essieu pour régler automatiquement leur écartement aux distances voulues, à l’exemple du dispositif de la Société industrielle suisse de Neuhausen décrit par Le Génie civil du 6 décembre 1909. Dans sa thèse consacrée à Cerbère et Port-Bou, Jean-Louis Deyris révèle que, de cet autre côté des Pyrénées, des expériences similaires avaient été aussi amorcées (7). Une fosse avait été ainsi aménagée à Cerbère à la demande de la société P. Berneau. Créée en 1897, cette entreprise, devenue par la suite la Compagnie internationale des wagons citernes, était spécialisée, comme son nom l’indique, dans le transport des liquides. Freinée dans son développement par des conflits larvés avec les grands réseaux qui immobilisent une partie de sa flotte, elle disparaît en 1914. Le relais est pris par l’entreprise Les Transports spéciaux industriels et ses wagons « transmissibles ». Celle-ci obtient en 1936 l’autorisation et une subvention des autorités espagnoles pour l’aménagement d’une structure adéquate, et annonce en 1940 la construction de trente wagons pour le transport de vins entre l’Espagne, la France et la Suisse. Mais, si en novembre 1941 une correspondance fait encore état de la création « sous peu » de l’installation prévue, en mars 1942 l’ingénieur en chef de l’Exploitation de la MZA dit tout ignorer du projet. C’est à cette même époque que se développe la société Transfesa (Transportes Ferroviarios Especiales S.A.) à l’initiative de José Fernandez Lopez. En charge, entre autres, des abattoirs de Lérida, celui-ci réfléchit dès 1935 à l’emploi de wagons de grande capacité pour le transport du bétail. Il s’agissait alors de répondre aux revendications des éleveurs qui, exaspérés par les lenteurs des chemins de fer espagnols, menaçaient de s’en remettre à la route. Si la guerre civile met un frein à ses ambitions, la désorganisation durable des transports qui s’en est suivie, aggravée par les pénuries nées du conflit mondial, l’incite à rouvrir le dossier. Avant même la fondation officielle, le 2 juin 1943, de la société Transfesa, 140 wagons à bogies sont commandés à l’Allemagne, livrés de mai à décembre de cette même année. Acheminés à travers la France, leur passage à la voie large s’effectue à Irun, l’ancien chantier dédié au changement des essieux étant réactivé pour l’occasion. Employés au transport du bétail sur pied, mais aussi aux divers autres produits alimentaires de première nécessité (viande, blé, farine, sucre, huile, etc.), ces wagons entrent dans la formation de trains rapides dont la particularité est d’être traités en priorité, leur circulation primant même sur celle des convois de voyageurs.
En 1937, J. F. Lopez avait également envisagé la possibilité d’étendre les activités de sa future société à l’exportation de fruits et légumes à travers toute l’Europe grâce à un matériel spécifique doté d’essieux interchangeables. La fin de la guerre en permet la résurgence. La mise au point des wagons est confiée à la Semat (Sociedad de Estudios y Explotación de Material Auxiliar de Transportes, S.A / Société d’études et d’exploitation de matériel auxiliaire de transport) - société créée à Madrid le 12 décembre 1942 par l’ingénieur civil Federico Reparaz avec pour but l’étude et l’exploitation de containers et de wagons à essieux interchangeables, pour les transports internationaux. Transfesa conclut avec elle en 1947 un accord aux termes duquel elle se charge de l’exploitation de l’ensemble du parc de wagons à essieux interchangeables. En 1948, année de la réouverture de la frontière franco-espagnole, le parc compte 40 wagons couverts proches du type F utilisé par la SNCF pour transporter les primeurs : 30 sont la propriété de la Semat (construits par la CAF/Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles) et 10 de Tranfesa (8).
Un premier essai de train chargé d’agrumes est effectué en 1949 en recourant une nouvelle fois aux anciennes installations d’Irun. L’opération, trop longue, tourne au fiasco et la marchandise doit être jetée. La nécessité de construire un nouveau chantier plus moderne s’impose. En définitive, ce n’est pas un, mais deux chantiers qui sont ouverts en 1951 à Hendaye et Cerbère comme indiqué plus haut (9). Les deux installations sont identiques. Ici, plus de fosse, mais une plateforme le long de laquelle sont disposés deux groupes de quatre vérins électriques qui permettent le travail simultané sur deux wagons. Une fois les caisses soulevées, les essieux, garés de part et d’autre de la plateforme d’échange, sont amenés à pied d’oeuvre par deux palans électriques à monorail (un par type d’essieux) et glissés sous les caisses. Que les wagons soient traités individuellement ou par deux, la man-oeuvre demande dix minutes entre le moment de leur entrée et de leur sortie.
Le 24 janvier 1951, 12 wagons chargés de 15 tonnes d’oranges franchissent la frontière sans transbordement. Expédiés de la région de Valencia dans la soirée du 22 janvier 1951, ils arrivent à Paris-Tolbiac le 25 janvier ayant effectué le parcours Valencia-Paris, soit 1 500 km environ, en un peu plus de soixante heures (10). Le succès de ce premier voyage est confirmé par les envois ultérieurs sur Paris mais également vers Bruxelles et divers centres français tels que Lille, Bordeaux, Toulouse, etc. Et bientôt apparaissent de nouveaux matériels compatibles : wagons réfrigérants et wagons à gabarit anglais (moins généreux que le gabarit européen).
Vues du chantier d’Hendaye en 1951.
Il n’est pas besoin d’insister sur le succès, non démenti depuis, de ce chantier et de celui, voisin, de Cerbère, pour le développement desquels d’importants investissements ont été consentis ces dernières années. Il est regrettable que leur histoire se limite trop souvent aux premiers pas de Transfesa. Les premières initiatives visant au changement des essieux à la frontière franco-espagnole reste encore trop méconnues, elles mériteraient qu’on s’y intéresse de plus près (11).
(1)- Écartements de 1,435 m en France, de 1,674 m en Espagne et de 1,664 m au Portugal (progressivement unifié à 1,668 m pour ces deux derniers dans les années 1980).
(2)- Rebaptisés Trenhotel Joan Miró et Francisco de Goya en 1991.
(3)- Résumé de la communication d’A. Charron paru dans Le Génie civil du 14 février 1914. A. Charron précise que le chantier est en service depuis le mois d’avril 1912. Quelques rares entrefilets dans la presse optent pour le mois de septembre.
(4)- Auguste Pawlowski, « Le Transport des denrées périssables », Le Journal des transports, 17 décembre 1910.
(5)- Richard Bloch, Questions de chemin de fer : études commerciales, avec un appendice sur la situation générale des chemins de fer, Paris, Eyrolles, 1921, p. 84.
(6)- Dans le sens France-Espagne, voie normale française jusqu’à Irun où transbordement. Dans le sens Espagne-France, voie large jusqu’à Hendaye où transbordement. Seuls les wagons vides en retour (sens Espagne-France) sont autorisés à emprunter la voie normale entre Irun et Hendaye.
(7)- Jean-Louis Deyris, « Deux sociétés villageoises constituées autour de deux discontinuités entre la France et l’Espagne : Cerbère et Portbou ou le paradigme de la rupture de charge », Université Aix-Marseille II, 1991, p. 388 et suivantes.
(8)- Résolument tournée vers le transport de marchandises, la Semat est aujourd’hui une filiale de Transfesa.
(9)- La Renfe restant sourde au projet de Transfesa, c’est la SNCF qui permit sa concrétisation par la cession des terrains nécessaires aux chantiers et une participation de 50 % à leur construction.
(10)- Voir la Revue générale des chemins de fer d’août 1951, Notre Métier n° 288 du 26 février 1951, Chemins de fer n° 196 de janvier-février 1956.
(11)- Cet article m’a été inspiré par une démarche faite auprès de Rails et histoire par un correspondant portugais, Alberico Joao Duarte, qui s’est donné pour mission d’explorer la question plus à fond. Sa quête a donné lieu à plusieurs échanges sur les forums “Les Trains de l’Histoire” (http://histoire.trains-en-vadrouille.com/) et “LR Presse Forum” (http://forum.e-train.fr).
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