Le site industriel des ateliers d’Épernay va s’éteindre prochainement. Il s’agit d’un établissement unique : au cours de ses cent soixante-cinq années d’existence, le grand Atelier du chemin de fer de l’Est aura été tour à tour le plus important constructeur puis « metteur au point » de locomotives à vapeur de France. Durant l’ère moderne, il se sera reconverti deux fois : en atelier réparateur de locomotives Diesel puis en établissement directeur de séries de locomotives électriques. La ville d’Épernay doit son essor économique à cette présence cheminote qui l’a emporté longtemps sur le négoce du champagne sur lequel repose désormais sa renommée.
Pierre Guy
En 1844, Épernay est une petite bourgade provinciale de 6 200 âmes, le creuset d’une petite bourgeoisie rurale toute dévouée à Louis-Philippe. Il faut alors 36 heures de diligence aux personnes pour rallier la capitale. Quant aux marchandises, principalement les vins effervescents et le bois, elles empruntent le cours de la Marne, cependant fort ombrageux.
La construction du chemin de fer de Paris à la frontière allemande est un véritable ballon d’oxygène pour la ville et sa région. Autorisée par la loi du 2 août 1844, elle est concédée par adjudication le 25 novembre 1845 au général Despans de Cubières et consorts, à l’origine de la constitution, le 15 décembre de la même année, de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Strasbourg. L’exploitation de la ligne, commencée le 5 juillet 1849 jusqu’à Meaux, est poussée le 21 août suivant jusqu’ Épernay.
Sans la Révolution de 1848, Épernay n’aurait sans doute été qu’un centre ferroviaire de seconde importance. En effet, les plans primitifs de la compagnie prévoyaient de concentrer dépôt et ateliers dans le prolongement de sa gare tête de ligne et à proximité immédiate de Paris, à l’exemple des Compagnies de Saint-Germain et de Versailles RD aux Batignolles, de la Compagnie d’Orléans à Ivry et de la Compagnie du Nord à La Chapelle. Le rôle tenu par les cheminots lors des Journées de Juin, notamment par les ouvriers des ateliers de La Chapelle, devait toutefois inciter le gouvernement du général Cavaignac à imposer « le départ des insurgés en province » et à empêcher que ne grossisse dans la capitale « la masse d’ouvriers révolutionnaires organisés et décidés (1) » (voir encadré).
Sur le papier, les ateliers d’Épernay se composaient d’une rotonde « entière » pour les locomotives, de deux grands bâtiments pour les voitures ou wagons en réparation (avec bureaux et magasins), de deux autres bâtiments pour les forges et les ateliers de chaudronnerie, d’un atelier de montage et, enfin, d’un grand bâtiment pour les tours et l’outillage.
Leur construction incombait à l’État mais, au moment de l’arrivée du chemin de fer à Épernay, au dire même de la compagnie, rien n’avait été encore fait hormis quelques baraquements. C’est donc dans l’urgence que la compagnie avait obtenu d’entreprendre elle-même les travaux, à charge pour l’État de lui rembourser les sommes investies, engagement à moitié tenu. En avril 1850, seules les deux grandes remises pour les voitures et wagons étaient disponibles. Les autres bâtiments ne sont achevés qu’à l’été 1851. Une seconde rotonde sort de terre en 1856, identique à son aînée mais construite à l’économie : remplacement des colonnes en fonte par des poteaux en chêne, substitution de gouttières en zinc aux chéneaux en fonte.
Jusque vers 1855, les ateliers assurent l’essentiel des réparations des locomotives et des wagons du réseau naissant et usinent les pièces détachées nécessaires. Épernay vit et grandit dès lors au rythme de leur développement. Et c’est en vain qu’Auguste Perdonnet, membre du comité de direction de la compagnie, milite pour que lui soit substituée Bar-le-Duc, jugée plus au centre du futur réseau. Une raison plus matérielle guidait Perdonnet : le prix des terrains et des matériaux, bien plus élevé à Épernay qu’à Bar-le-Duc.
Qui dit ateliers, dit besoins importants en main-d’œuvre qualifiée. Avec le chemin de fer, Épernay voit donc arriver progressivement de Paris des hommes robustes, souvent célibataires, embauchés à des salaires supérieurs (calculés sur la base des barèmes parisiens) à ceux pratiqués localement, imprégnés des accents révolutionnaires de Pierre- Jean de Béranger et Pierre Dupont, forts en gueule et friands de la chopine. À leur contact, la bourgeoisie rurale locale va évoluer. Les cafés-concerts naissants et surtout l’activité chorale vont participer activement à cette rencontre entre deux mondes étrangers que rien ne destinait à se mélanger.
Très vite aussi, le rapport de forces entre la ville et la compagnie tourne à l’avantage de cette dernière qui impose le déplacement physique de l’octroi afin que ses voyageurs et matériaux ne soient plus taxés, réduisant par cette action des recettes municipales pourtant vitales pour la cité.
Avec l’essor général des chemins de fer, les différentes compagnies en lice ont des difficultés à se procurer auprès des industriels les matériels roulants nécessaires à l’accroissement des trafics. La demande est telle que les plus importantes sont
S’adressant en avril 1850 aux actionnaires, les membres du conseil d’administration de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Strasbourg résument l’affaire en quelques lignes : « Vous n’avez pas oublié, Messieurs, que dans l’origine de notre Société, et d’après les projets primitifs arrêtés par l’Administration supérieure, les ateliers de grandes et de petites réparations devaient être établis à Paris dans l’enceinte même de la gare des marchandises [La Villette] (*).
« Depuis 1848, et par des motifs qui sont faciles à apprécier, le Gouvernement, frappé des inconvénients que pouvait présenter une trop grande agglomérations d’ouvriers aux portes de Paris, a décidé que les ateliers de réparation du chemin de fer de Paris à Strasbourg seraient reportés sur différents points de la ligne. Il a décidé que le premier de ces ateliers serait construit à Épernay, point de jonction de la ligne principale et de l’embranchement de Reims.
« Bien que cette décision dérangeât nos prévisions premières et nous obligeât à des combinaisons nouvelles dans l’organisation de nos services, il ne nous appartenait pas de nous y opposer et nous l’avons acceptée. Mais nous avons dû demander, et il a été arrêté qu’il serait construit immédiatement, dans la gare de La Villette, des ateliers secondaires suffisants pour subvenir aux réparations journalières de petit entretien. (**) »
(*)- Outre Paris, qui devait abriter les grands ateliers, des ateliers secondaires avaient été prévus à Épernay, Saint-Dizier, Nancy et Strasbourg.
(**)- Compagnie du chemin de fer de Paris à Strasbourg, Rapport à l’Assemblée générale des actionnaires du 25 avril 1850.
même contraintes de construire elles-mêmes leurs locomotives. La Compagnie des chemins de fer de l’Est (qui a succédé nominalement à la Compagnie du chemin de fer de Paris à Strasbourg en 1854) s’attèle au problème. En avril 1855, elle informe ses actionnaires que les installations des ateliers d’Épernay et de Montigny-lès-Metz viennent d’être complétées. Un effort dont elle entend bien profiter au plus vite : « L’outillage considérable de ces ateliers nous permettra de maintenir en parfait état d’entretien tout notre matériel roulant. Il nous fournira, en outre, les moyens de construire avec économie, toutes les fois que le besoin s’en fera sentir, les locomotives que l’industrie privée ne pourrait livrer en temps utile. Il nous rendra ainsi plus indépendants des constructeurs et obligera ces derniers à réduire leurs prétentions à un taux modéré. (2) »
(1)- Jean Dautry, 1848 et la IIe République, Paris, Éditions sociales, 1957.
(2)- J. Gillot, Les Locomotives à vapeur de la Région Est, Levallois-Perret, Éditions Picador, 1976, p. 20.
L’essor
Le savoir-faire des ouvriers avait été déjà mis à profit quelque temps auparavant par le directeur du Matériel et de la Traction Henry-Hind Edwards lors de modifications techniques apportées à des locomotives livrées par François Cavé en 1847-1849 pour pallier un manque de puissance lié à la qualité du coke employé. Il est de nouveau sollicité, par Clément Sauvage cette fois, le nouvel ingénieur en chef du Matériel et de la Traction de la compagnie, qui supervise la construction, en 1856-1857, de 12 locomotives de type 030, puis, en 1858-1859, de 20 autres de type 120. Le début d’une longue chaîne qui ne s’achèvera qu’en 1930 avec la sortie, en février et mai, des deux prototypes 141 701 et 702 (futures 141 TC). Au total, les ateliers d’Épernay auront étudié et produit 765 prototypes et locomotives de série et procédé à la transformation profonde ayant amené une nouvelle numérotation de 141 autres machines. D’où l’hommage qui leur est rendu par J. Gillot en 1976 : « La plupart des locomotives de conception Compagnie de l’Est, qu’on peut appeler, car elles présentaient bien des caractères communs, des locomotives de l’école Est, ont été construites en totalité ou en partie par les ateliers d’Épernay. »
L’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871 fait perdre à la compagnie une partie importante de ses installations de construction et de réparation de ses matériels roulants. Elle est notamment privée du site de Montigny-lès-Metz, l’un de ses trois grands ateliers voitures et wagons avec La Villette et Mohon. Et si la décision de remplacer Montigny par la création de nouveaux ateliers à Romilly-sur- Seine est prise dès 1874, il faut attendre 1884-1887 pour que ceux-ci deviennent réalité. Pour le plus grand profit d’Épernay qui a accueilli en 1870 une partie des ouvriers de Montigny, accompagnés de leurs familles : pendant une vingtaine d’années, les ateliers vont ainsi ajouter à la construction et à la réparation des locomotives et à la fourniture de pièces détachées celles des voitures et des wagons. Les besoins de la Compagnie de l’Est ne cessant de croître, il est bientôt nécessaire d’améliorer et de compléter les installations. Une première phase voit la construction des fonderies de bronze (1876) et de fonte (1889) et de l’atelier de montage à 34 fosses transversales (1877). Une seconde phase conduit à la création de l’atelier des roues (1889) et de l’atelier de montage à fosses longitudinales (1894). Sous la direction du directeur du Matériel et de la Traction Louis Salomon, il est fait appel à des bâtiments modernes inspirés de l’industrie ferroviaire britannique (structures métalliques, charpentes en sheds à versants inégaux) qui permettent une meilleure rationalisation du travail mais aussi une surveillance accrue des ouvriers. C’est à cette époque aussi que l’une des deux rotondes est transformée en atelier de peinture.
Les ateliers sont alors à leur apogée et quelques unes de leurs productions mises à l’honneur à l’occasion des Expositions universelles de 1889 (présentation d’une 031T de banlieue) et de 1900 (présentation de la locomotive compound 2411 pour le service des trains express).
Âge d’or aussi pour la ville, qui se poursuit jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. En 1881, elle compte 16 200 habitants et, sur les 3 230 salariés recensés par les services préfectoraux (hors religieux, commerçants et enseignants), 1 610 travaillent aux ateliers, soit un actif sur deux, chiffres qui traduisent bien le poids de la communauté cheminote au sein de la cité. Le formidable développement de l’économie locale pendant cette période (avec, par rang d’importance, la chapellerie, le commerce, le transport, le bâtiment et, loin derrière, le négoce des vins de Champagne) est directement lié à l’activité ferroviaire. Dans tous les domaines (social, associatif, commercial, festif, mais aussi dans son urbanisme), la ville vit du rayonnement cheminot.
Les déséquilibres locaux
Cependant, malgré cette reconnaissance, le climat au sein des ateliers se délite. Il ne se passe pratiquement pas un jour sans que l’on ait à déplorer un accident du travail en raison des cadences imposées dans un environnement encore trop souvent mal adapté. Et le recrutement de vigiles « commissaires de la sécurité » extérieurs à l’entreprise est perçu comme une forme de surveillance supplémentaire. De plus, bien que la compagnie accumule les bons résultats financiers, diverses décisions suscitent le mécontentement, tels le non-paiement des journées chômées lors des inondations de février 1910 et la suppression de primes de fin d’année. Confronté à la chute du prix d’achat du raisin imposée par les négociants et à l’arrachage des vignes suite au phylloxéra, le monde viticole connaît lui aussi une crise de confiance qui renforce la morosité ambiante. Le 14 octobre 1910, le premier mouvement de grève de l’histoire des ateliers est déclenché à l’instigation de la section locale du Syndicat national des travailleurs du chemin de fer, qui peine cependant à se développer : seuls 186 ouvriers et employés cessent le travail. Les meneurs, dont le charismatique Jules Lobet, futur (et premier) député socialiste de la Marne, sont arrêtés et révoqués comme la plupart des grévistes. Cette manifestation est malgré tout le prélude à une longue lutte syndicale et politique qui opposera en permanence les leaders syndicaux ouvriers et les élites conservatrices de la ville.
Pendant la guerre de 1914-1918, les ateliers, à proximité immédiate des lignes de front, sont la cible de nombreux tirs et bombardements allemands, mais les destructions ne seront jamais à la hauteur de l’importance stratégique du site. Quoique partiellement transformés en hôpital de campagne, les ateliers participent à l’effort de guerre, usinent des obus et réparent du matériel militaire. Ils continuent d’assurer en parallèle leurs fonctions premières, assurent la remise en état des matériels ferroviaires et reprennent en 1915 la transformation (030 de tranche 30254 à 30489 en 130 A) et même la construction de locomotives (230 de la tranche 3202 à 3210, futures 230 J ; 141T de la tranche 4413 à 4512, futures 141 TB) suspendues depuis l’ouverture des hostilités
À l’issue du conflit, une grave crise des transports sévit sur le tout territoire et touche de plein fouet la compagnie qui doit réorganiser son réseau et son parc de matériel et réintégrer le personnel démobilisé. Pendant l’entre-deux-guerres, la compagnie doit faire face à Épernay à une forte agitation politique et sociale au moment où formation et organisation deviennent les maîtres mots du fonctionnement des ateliers. Dans la continuité du congrès de Tours en 1920 et de l’écartèlement de la CGT (1921), la scission au sein du syndicat local est consommée. Militants CGT et CGTU se voient opposer par la direction des ateliers le syndicat ouvrier chrétien afin de limiter « l’emprise bolchévique ». Ce dernier syndicat est particulièrement influent au centre d’apprentissage où sont placés des instructeurs militants chrétiens (dont Roger Menu, futur maire d’Épernay et sénateur de la Marne) chantres de l’avènement de la promotion professionnelle qui doit garantir la meilleure formation des futurs agents de maîtrise. Parallèlement sont mis en place les grands principes d’organisation du travail inspirés de l’industrie anglo-saxonne. Les ateliers d’Épernay sont un précurseur en la matière.
C’est dans ce contexte que l’établissement construit ses derniers prototypes, à commencer par la légendaire 41 001 (241 A 1 SNCF préservée à la Cité du Train) qui effectue ses premiers tours de roue le 9 janvier 1925 devant une foule de badauds éblouis. Première Mountain européenne et, selon la presse, la locomotive la plus puissantes d’alors, elle a été étudiée par les services de l’ingénieur F. Duchâtel, construite puis mise au point par les contremaîtres et ouvriers des ateliers, témoignage de leurs grandes compétences professionnelles. Suivent, en février et mai 1930, les 141TC 701 et 702 destinées à la remorque les rames métalliques de la banlieue de Paris-Est, qui apportent la touche finale à la fonction de « constructeur » des ateliers. Ceux-ci se consacrent désormais entièrement à la fabrication et à la réparation de pièces détachées, ainsi qu’à la révision périodique de l’ensemble du parc des locomotives vapeur du réseau.
La première reconversion
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale où, en dépit de la surveillance permanente de l’occupant, les ouvriers des ateliers ont apporté aide et soutien à la Résistance locale (plusieurs ont payé de leur vie cet engagement), la fin de l’activité vapeur se dessine avec les derniers gros travaux de transformation apportés en 1947-1948 aux douze 230 K converties au fuel pour la remorque des trains drapeaux de Paris à Strasbourg. Dans le même temps, l’arrivée des 040 DA Baldwin, livrées à partir de 1946 dans le cadre du Plan Marshall, annonce l’ère de la technologie Diesel. Désigné en 1953 comme « atelier directeur » chargé de la réparation des locomotives Dieselélectriques à moteurs lents de l’ensemble du parc SNCF, Épernay prépare sa reconversion. Dès 1952, forgerons, fondeurs, chaudronniers et monteurs se forment progressivement aux nouveaux métiers et outillages liés à ce type d’engins, ce qui exige d’une main-d’oeuvre relativement âgée (46 ans et plus d’âge moyen en 1954) beaucoup d’efforts d’adaptation. Les réparations vapeur continuent cependant d’être assurées jusqu’à l’extinction des derniers feux à la fin des années 1960. De cette époque date aussi le début de la spécialisation des établissements SNCF dans la réparation de pièces d’appareils produits en série remplacées lors des révisions. Dans ce contexte, Épernay devient quelques années plus tard atelierdirecteur d’organes des indicateurs-enregistreurs Flaman et Téloc, de certaines catégories d’essieux, des agrès de levage, des matériels de relevage des engins déraillés, etc.
La fin de l’activité industrielle
Durant une trentaine d’années donc, le hall du montage – cœur de l’activité des ateliers – va sentir le gazole. Cependant, la perte de vitesse du Diesel, notamment du Diesel de manœuvres, fer de lance des ateliers, n’annonce rien de bon (les dernières interventions Diesel datent de 1982- 1983). Heureusement, la révolution TGV vient fort opportunément à leur secours. La décision de confier l’entretien des futures rames à grande vitesse aux ateliers d’Hellemmes conduit en effet à délester ceux-ci d’une partie de leurs activités, en l’occurrence la maintenance des locomotives électriques. Épernay connaît ainsi, à partir de 1978, une seconde reconversion. Pendant plus de vingt-cinq ans, les ateliers se voient confier plusieurs séries de locomotives d’engins à courant alternatif monophasé (BB 12000, BB 13000, BB « Alsthom ») pour révision, réparation accidentelle ou modification.
Mais les effectifs (qui ont culminé à plus de 2 000 personnes en 1947, dont beaucoup d’auxiliaires et de femmes embauchés durant le conflit) ne cessent de diminuer au rythme des organisations nouvelles, des améliorations de la productivité et de l’allongement des cycles de maintenance du matériel. Amorcée en 1990, la nouvelle organisation de la SNCF par activités, dont chacune devient propriétaire de son parc d’engins moteurs, n’est pas faite non plus pour faciliter la santé des établissements réparateurs de matériels anciens comme Épernay. Envisagée pour le 1er janvier 2000, avec report d’une partie du personnel sur le futur établissement de maintenance des TGV Est (Technicentre Est européen de l’Ourcq), la fermeture de l’« établissement industriel » d’Épernay est momentanément différée par suite de l’ouverture en 2006, à quelques hectomètres de là, sur les deniers de la région, du « Technicentre Champagne-Ardenne » chargé de la maintenance (de type dépôt) de l’ensemble du matériel régional TER : une bouffée d’oxygène pour les agents les plus jeunes, les « anciens » restant occupés dans l’atelier de montage à la réparation d’organes. Une situation qui, pour ces derniers, devrait perdurer jusque début 2014, date arrêtée pour la fermeture définitive du site. En quasi centre-ville, ses treize hectares, progressivement réduits à l’état de friches industrielles, excitent déjà les appétits.
Épernay n'est pas (seulement) la capitale du champagne...
Actuellement, pour le grand public, Épernay est surtout connue comme la « capitale du champagne ». Si cette image est fondée et vérifiée depuis 1970, il n’en a pas été de même durant les cent vingt années précédentes au cours desquelles les ateliers ferroviaires ont été le moteur du développement de la cité.
La transformation de la ville
L’arrivée d’une importante population d’hommes jeunes, aux idées progressistes et aux revenus supérieurs à ceux de la classe ouvrière locale, ne manque pas de bouleverser les codes établis. Par le truchement des cafés-concerts, des bals et des chorales s’opère un brassage social profond qui, l’argent aidant, fait accepter les employés du chemin de fer par la société locale, qui va progressivement perdre ses habitudes petite-bourgeoises et rurales pour devenir plus urbaine et industrielle.
Le poids économique des ateliers sur la ville est indéniable. Entre 1848 et 1866, la population d’Épernay s’accroît ainsi de 62 %, totalisant à cette dernière date 11 704 habitants dont 900 cheminots.
Les premiers ouvriers sont logés de façon précaire à proximité des ateliers. Souvent touché par les inondations du Cubry, petit affluent de la Marne, et au contact de terrains marécageux, le quartier est frappé à deux reprises par le choléra, en 1849 et surtout en 1854, la majorité des 235 victimes recensées cette année-là appartenant aux ateliers. Il faut cependant attendre plus de dix ans pour qu’un notaire local, G. Jémot, prenne l’initiative de créer, plus au cœur de la ville, une première cité de 90 maisons ouvrières bon marché construites sur le même modèle de 1868 à 1879, la plus grande partie donnée en location ou vendue à des employés de la compagnie. Pour cette réalisation, G. Jémot obtient plusieurs récompenses, notamment une médaille d’argent à l’Exposition universelle d’Amsterdam en 1868. Deux autres quartiers à fort peuplement cheminot voient le jour dans les décennies qui suivent. Le premier sort de terre au lendemain de la guerre de 1870, sur la rive droite de la Marne, face aux ateliers, composé de 60 maisons offrant quatre niveaux de confort. Loti par le promoteur immobilier A. Thévenet après le renforcement des berges de la rivière et l’assainissement des terrains, il est aujourd’hui rattaché à la commune de Magenta. Le second, entrepris au tournant du siècle à l’initiative des mécènes J. Parichault et F. Thiercelin, comprend 81 maisons bourgeoises qui, à l’ouest de la ville, constituaient alors un quartier huppé.
Cet urbanisme, témoignage de la « bonne santé » économique des chemins de fer, profite aux corps de métiers liés au bâtiment et au transport, au commerce et à la banque. Les plus nantis – à commencer par les négociants en vins de Champagne, cercle alors restreint à sept maisons seulement – font construire des demeures bourgeoises imposantes le long de la rue du Commerce (future avenue de Champagne), véritable vitrine de la ville qui domine la voie ferrée. Dans le même temps, elle se couvre d’édifices publics dignes de sa nouvelle prospérité, palais de justice (1863), caisse d’épargne (1898) et même un magnifique théâtre à l’italienne (1900). Enfin, pour concrétiser l’effort de christianisation des milieux ouvriers et « soulager leur misère » comme souhaité par le Pape Léon xiii dans son encyclique Rerum Novarum de 1891, est édifiée de 1898 à 1915 la nouvelle église Notre-Dame. L’âge d’or de la cité est la logique conséquence de l’essor industriel des ateliers.
Dans cette seconde partie du XIXe siècle, une personne active sur deux travaille aux ateliers. Le tissu social et associatif se construit progressivement. Les cheminots en sont les principaux acteurs, intervenant dans tous les secteurs depuis l’entraide avec notamment la Société de secours mutuel de l’atelier (créée le 9 mai 1856, c’est historiquement la première association statutaire de la ville) et l’Association fraternelle des employés du chemin de fer (1873) jusqu’à la pratique du sport avec la Société de gymnastique (1874). Un secteur particulièrement développé est celui de la musique et du chant choral. Dirigé par Joseph Muller, épaulé de quelques-uns de ses collègues, le premier orphéon est créé en 1851. Également conduite par un employé des ateliers, Bréville, la première chorale, future Lyre sparnacienne, naît en 1856. Symbole de l’osmose naissante entre corporations, la Chorale Sainte-Cécile associe en 1857 négoce et chemin de fer sous la baguette d’un contremaître des ateliers, Doré. Suivent, en 1886, la Société lyrique Le Camélia et, en 1899, la Société chorale des chemins de fer.
Vie politique et sociale
Jusqu’en 1900, la vie politique locale est tranquille, très conservatrice et proche du pouvoir, centrée sur quelques personnalités du commerce et du négoce des vins de Champagne. La dégradation des conditions de travail au sein des ateliers et le mécontentement qui commence à gronder dans le vignoble (le dynamisme de la sous-préfecture n’atteint pas les villages voisins) vont changer la donne. Commence une longue période d’activité syndicale intense, relayée par un engagement politique permanent, qui voit s’opposer pendant soixante dix ans, de manière soutenue, le monde conservateur chrétien et les idées socialistes.
Indépendamment de l’impact considérable qu’ont eu les ateliers sur le développement de la ville, les mondes cheminot et « civil » ont souvent été en complète osmose, que ce soit lors de grands événements ferroviaires (Expositions universelles, sortie de la 241 001, etc.), politiques ou festifs. Pendant cent vingt ans, chaque respiration de la ville a été intimement liée à celle des cheminots, particulièrement au cours des trois conflits sociaux qui ont touché la région, au cours desquels les ateliers et leurs personnels ont tenu un rôle majeur.
Cette situation privilégiée dure jusque dans les années 1970, période où Épernay est à la croisée de deux évolutions majeures : d’une part, la SNCF commence à restructurer son dispositif de maintenance du matériel roulant (accentuation de l’idée de spécialisation de ses établissements, productivité plus grande), d’autre part, le monde du négoce commence à se constituer en groupes, visant là aussi les taux de rentabilité élevés permis par des récoltes de plus en plus abondantes.
La conjonction de ces deux tendances aura raison des ateliers et, par conséquence, de leur influence sur les affaires communales. Très vite, Épernay devient la capitale du Champagne, vitrine de grandes marques de groupes internationaux. Les cheminots, dont les effectifs ont été réduits de manière drastique, ne sont plus qu’une corporation parmi d’autres, le monde du négoce et de sa sous-traitance étant devenu, avec le secteur tertiaire, l’employeur principal de la ville.
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