Faute de pouvoir s’approcher du cœur de la capitale, le chemin de fer de Paris à Saint-Germain a été contraint en 1839 de limiter ses ambitions à la rue Saint-Lazare. L’installation dans les nouveaux bâtiments se fait les 4 août (arrivées) et 29 novembre 1840 (départs), entraînant l’abandon du site provisoire de la place de l’Europe occupé depuis 1837.
Le projet initial du chemin de fer de Paris à Saint- Germain déposé en 1832 par Émile Pereire fixait le point de départ de la ligne « à Paris à l’ancien Tivoli ». Plus précis, le cahier des charges annexé à la loi de concession de 1835 spécifiait (article 2) que celle-ci partirait « d’un point pris à droite ou à gauche de la rue Saint-Lazare ». D’aucuns trouvant cet endroit trop éloigné du centre de la ville, Pereire propose en 1836 de pousser plus avant jusqu’à hauteur de la place de la Madeleine. Or, au moment de l’inauguration d’août 1837, il n’avait toujours pas reçu des pouvoirs publics une réponse précise sur l’opportunité d’un tel prolongement. Cela explique que l’embarcadère établi à proximité de la place de l’Europe ait été érigé à la hâte sans souci de pérennité (1). Par comparaison, la gare du Pecq, toujours en cours de construction lors des premières circulations commerciales, a coûté deux fois plus cher (comptes arrêtés au 31 décembre 1838). L’articulation de l’ « embarcadère de Tivoli » traduit aussi le caractère provisoire des installations : deux bâtiments distincts séparés par une longue tranchée, le premier surplombant le tunnel creusé sous la place de l’Europe, le second dressé en regard le long de la rue de Stockholm et prêt à céder le passage aux voies du prolongement projeté. En résumé, des installations qui s’apparentent plus à une gare de passage qu’à un véritable terminus.
Peu de descriptions ont été faites de l’embarcadère de Tivoli. Seuls de rares journaux lui ont consacré quelques lignes. Le Commerce (édition du 26 août 1837) est de ceux-ci : « L’entrée du chemin de fer est actuellement sur la place de l’Europe. […] En attendant que les autorités compétentes aient résolu la question [du prolongement], ce qui ne saurait tarder après deux années de délibérations, les voyageurs devront se rendre à l’extrémité de la rue de Londres où sont établis les bureaux ; après avoir pris leurs billets, ils pénétreront dans une espèce de salle d’attente, décorées par M. Feuchères ; on y voit des portraits de saintes, de petits amours, des médaillons ; nous eussions mieux aimés les portraits de quelques grands industriels, comme Watt, et des emblèmes qui rappelassent le chemin de fer. De cette sorte de vestibule, on descend par un chemin en pente au fond d’une tranchée où se trouvent le chemin de fer et les voitures de transport. » L’entrée se fait à l’extrémité de la rue de Londres, et certains témoignages donnent à penser que la sortie des voyageurs se faisait rue de Stockholm.
Si l’embarcadère de Tivoli ne suscite pas la curiosité, il n’est pas non plus décrié. Les critiques viendront plus tard, avec notamment Maxime du Camp qui, dans les années 1850, après avoir dénigré la gare projetée à la Madeleine qu’il compare à « la gare d’une ville de province de troisième ordre », poursuit : « Elle était cependant bien réellement monumentale, si on la compare à la masure qui, sur la place de l’Europe, recevait les voyageurs. […] Le bâtiment était petit, assez mal distribué, construit en limousinerie, peint en jaune clair, et donnait accès à la voie par deux rampes non abritées qui laissaient les voyageurs exposés à toutes les intempéries. C’était désagréable et laid. (2) »
Implantation de l’embarcadère de Tivoli en 1837 et de la gare Saint-Lazare en 1843. Une extension des installations liée aux ouvertures des lignes de Versailles Rive Droite (1839) et de Rouen(1843). Revue générale des chemins de fer, avril 1939.
Le prolongement de la ligne depuis la place de l’Europe jusqu’à l’angle de la rue Neuve-des- Mathurins et de la rue Tronchet est finalement autorisé par ordonnances du 16 octobre 1837 et 3 juillet 1838. Mais les oppositions sont si fortes – les voies doivent être établies en viaduc pour racheter la dénivellation – qu’Émile Pereire fait savoir le 14 septembre 1838 qu’il renonce à son projet. Si les exigences financières des propriétaires riverains sont à l’origine de sa décision, le succès rencontré par le chemin de fer n’est pas non plus absent de sa réflexion. C’est du moins l’argument avancé devant les actionnaires réunis en assemblée générale le 1er mars 1839 : « Le grand nombre de voyageurs transportés depuis l’ouverture de notre chemin, nous a prouvé d’ailleurs que le prolongement de la gare au-delà de la rue Saint-Lazare n’aurait pas eu sur la circulation autant d’influence que nous avions supposé. »
Quelques jours plus tard, une ordonnance en date du 12 mars 1839 prend en compte le renoncement de la compagnie et son nouveau projet de gare cantonnée à la rue Saint-Lazare. Différés par un retard lié aux expropriations de terrains entre les rues de Stockholm et de Saint-Lazare, les travaux sont lancés au début du mois de juin. La lecture de la presse nous donne une idée de l’évolution des chantiers.
Journal des débats, 10 juin 1839
« La Compagnie du chemin de fer de Saint- Germain vient d’être mise en possession des terrains nécessaires à la station définitive dans Paris ; les démolitions des maisons sur la rue Saint-Lazare et les travaux de terrassements sont commencés et se poursuivent avec la plus grande activité. On espère que la station pourra être livrée au service public vers le mois de septembre. »
Le Moniteur, 5 septembre 1839
« Les travaux entrepris pour amener la tête du chemin de fer rue Saint-Lazare sont conduits avec une telle activité que cet espace immense est presque nivelé. De la rue Saint-Lazare, on voit déjà les pavillons d’entrée et les locomotives au moment de chaque départ. »
Le Moniteur, 11 novembre 1839
« Le déblai de la ligne du chemin de fer de Saint- Germain, entre le quartier de Tivoli et la rue Saint-Lazare, vient d’être terminé ; on prépare les chantiers pour commencer les travaux de maçonnerie. »
Le 2 mars 1840, Pereire annonce aux actionnaires réunis en assemblée générale que la compagnie espère pouvoir ouvrir la gare au public au mois de juillet suivant. Il précise qu’elle occupera 24 600 m², contre 6 400 m² pour celle de Tivoli.
La Presse, 22 mai 1840
« Les constructions pour l’établissement du nouvel embarcadère du chemin de fer de Paris à Saint-Germain et à Versailles, rue Saint-Lazare, avancent avec une rapidité extraordinaire. Déjà la partie de ce vaste bâtiment, du côté de la rue Stockholm, reçoit la charpente qui doit supporter les combles. D’ici à peu de temps, la maçonnerie de la façade principale, que l’on construit tout en pierres de taille, sera terminée. Pour exécuter ces immenses travaux, on sait qu’on a été obligé de faire une profonde tranchée à travers la rue Stockholm. L’embarcadère aussitôt achevé, on s’occupera immédiatement de rétablir la communication de cette rue par un large pont de communication construit sur la partie du chemin qui la traverse pour arriver à la rue Saint-Lazare. »
La destruction partielle de la rue de Stockholm entraîne la disparition de l’ancien bâtiment de l’embarcadère de Tivoli élevé en bordure de cette voie en 1837 (3). La continuité de la rue de Stockholm est rétablie par un « pont suspendu (4) », dont Pereire adresse le projet à l’Administration le 10 janvier 1840. Long de 68 m, cet ouvrage – « en charpente, sur des culées en maçonnerie, avec une chaussée bitumée » – est achevé en 1842.
Le Moniteur universel, 1er juin 1840
« La spacieuse gare de Paris, prenant son entrée dans la rue Saint-Lazare, près le passage de Tivoli, sera entièrement achevée du 1er au 15 août ; elle se composera de quatorze voies : trois destinées à Versailles et Saint-Cloud, trois pour Rouen et Le Havre, et trois pour la Belgique. Dans l’avenir, les deux autres seront affectés au service. On doit donc espérer que ce beau travail répondra à l’importance du rôle que doit jouer cette tête de ligne. »
La Presse, 6 août 1840
« Les wagons du chemin de fer conduisent depuis deux jours jusqu’à la rue Saint-Lazare les voyageurs arrivant de Versailles, Saint-Cloud, Courbevoie et autres stations qui étaient déposés auparavant au grand escalier de la place d’Europe. Les bureaux de départ sont toujours à la rue de Londres : on assure qu’ils seront transportés à la nouvelle gare dans les premiers jours de septembre. »
Le Journal des débats daté du 8 août 1840 précise que 86 convois entrent et sortent de la gare chaque jour, nettement plus que la gare de Bruxelles qui se contente d’en expédier et d’en recevoir à peine 20.
Journal des débats, 29 novembre 1840
« À dater du dimanche 29 novembre, les bureaux de départ et les salles d’attente des chemins de fer de Saint-Germain, Saint-Cloud et Versailles (rive droite) seront transférés dans la nouvelle gare, rue Saint-Lazare, n° 120, entre la rue de la Chaussée d’Antin et la rue de l’Arcade. »
Journal des débats, 7 décembre 1840
« Le nouvel embarcadère des chemins de fer de Saint-Germain et de Versailles (rive droite) ayant été, depuis plusieurs jours, définitivement établi rue Saint-Lazare, l’ancienne gare de Tivoli vient d’être fermée. Cette gare était cinq fois moins spacieuse que la nouvelle et cependant, depuis son ouverture, c’est-à-dire depuis trois ans et trois mois, il s’y est opéré un mouvement de 4 114 260 voyageurs pour la ligne de Saint-Germain et de 1 643 694 voyageurs pour celle de Versailles. »
Journal des débats, 8 juillet 1841
« À dater du 12 juillet 1841, les Bureaux d’administration et la Caisse des Compagnies des chemins de fer de Paris à Saint-Germain et Paris à Saint-Cloud et Versailles (Rive Droite) seront transférés RUE SAINT-LAZARE, 120, dans les bâtiments de la NOUVELLE GARE. »
En 1841, Pereire fait état devant les actionnaires réunis en assemblée générale d’« un traité à forfait pour la construction de deux bâtiments à droite et à gauche de la cour d’entrée » de la gare de la rue Saint-Lazare. Un an plus tard, le 19 mars 1842, il informe les mêmes que « les bâtiments du corps principal et les constructions de la rue Saint-Lazare, ont, en 1841, comme dans l’exercice précédent, donné lieu aux dépenses les plus importantes qui figurent au compte général ». Après avoir précisé que ces travaux « sont avancés, mais ne sont pas encore achevés », il poursuit : « Indépendamment de ceux qui s’appliquent aux besoins généraux d’une exploitation de cette nature, nous avons eu à pourvoir aux dispositions spéciales relatives au service du chemin de fer de Rouen. Bien que ces travaux ne soient pas entièrement achevés, on peut dès aujourd’hui apprécier les dispositions de cet établissement. Cette gare pour le mouvement des machines et des voitures, est la plus vaste qui ait été consacrée au service des voyageurs sur aucun chemin de fer connu. La proximité des promenades de Paris et du centre des affaires ajoute à son importance. (5) »
Les travaux en relation avec les besoins du chemin de fer de Rouen se poursuivent en 1842, de même que ceux « des constructions des maisons et galeries de la rue Saint-Lazare (6) ».
En 1843, les chantiers portent sur les installations destinées au chemin de fer de Rouen.
L’Illustration, 3 mai 1843
« La gare de Rouen est commune à celle de Saint-Germain et de Versailles : elle se divise en deux groupes de six voies, avec quatre quais d’embarquement et de débarquement. En dehors des quais extrêmes, et sur les parties latérales, on construit une série d’arcades qui recevront les divers bureaux ; ces arcades sont destinées à soutenir une charpente monumentale qui embrasse les douze voies et les quatre quais. Quant à présent, les voyageurs continuent à monter dans les convois par la pluie ou le soleil, suivant qu’il plaît à Dieu ; nous avons entendu de nombreuses plaintes sur cet oubli indécent de la commodité du public. Quoi qu’il en soit, la charpente est en projet et nous devons nous déclarer satisfait, surtout si de cette attente doit naître un monument. »
En mars 1844, Pereire annonce « l’ouverture de la rue d’Amsterdam et […] le large percement en face de la cour principale qui, au mois d’avril prochain, va mettre en communication directe le quartier de Tivoli avec celui de la Madeleine et avec les boulevards (7) ». Il s’agit ici d’un vaste programme de voirie destiné à désenclaver la gare et rendu effectif en 1844 par le prolongement de la rue d’Amsterdam dans sa partie basse et l’aménagement de la place du Havre, en 1845, par le percement de la rue du même nom, et, en 1864, par celui de la rue de Rome.
Journal des chemins de fer, 7 septembre 1844
« Dès les premiers mois de l’exploitation commune, nous avons signalé l’insuffisance du local attribué à la ligne de Rouen par la Compagnie de Saint-Germain, propriétaire de la gare. Nous avons démontré combien le nombre des voies qui lui était réservé était peu en rapport avec l’importance du trafic qui a lieu sur cette ligne, combien le public y était mal reçu, obligé d’aller en plein air et par tous les temps chercher les voitures à plusieurs minutes de distance ; les partants confondus sur le même quai avec les arrivants ; et tous les voyageurs exposés à l’injure de l’air, en attendant l’ouverture de la remise étroite qui sert de salle de bagages. »
En 1846, Pereire rappelle aux actionnaires que, en application de la loi du 26 juillet 1844 prescrivant l’établissement d’un chemin de fer de Paris à Rennes s’embranchant sur les chemins de fer de Versailles, la compagnie s’était mise sur les rangs pour l’octroi de la concession. Il poursuit : « C’est dans ces circonstances que, dans le cours de l’année dernière, nous avons acquis les maisons et jardins qui pouvaient nous permettre d’agrandir notre gare, dans la prévision des nouveaux besoins auxquels elle allait être appelée à satisfaire. (8) »
Il rend compte ensuite du résultat de la transaction amiable conclue entre les chemins de fer de Saint- Germain et de Rouen en règlement du conflit qui les opposait sur la place faite par le premier au second dans sa gare de Paris. Cet accord a notamment pour résultat de doubler la superficie attribuée au chemin de fer de Rouen et de lui donner la faculté d’y effectuer un service de marchandises. Pereire annonce, par ailleurs, qu’il se préoccupe de « couvrir » la gare, « ce que nous allons faire immédiatement, en même temps que nous achèverons des arrangements intérieurs projetés depuis longtemps et tenus en suspens par les contestations pendantes entre nos deux Compagnies ».
Les agrandissements de la gare et les travaux de couverture se poursuivent jusqu’en 1847. Ces derniers conduisent au montage de cinq halles métalliques de 27, 20, 20, 19 et 8 m de portée destinées à abriter les voie de Rouen, de Saint-Germain, d’Argenteuil et une partie de celles d’Auteuil. Ils sont continués en 1851-1853 par Eugène Flachat à qui l’on doit la grande halle de 40 m de portée destinée à couvrir l’autre partie des voies d’Auteuil et celles de Versailles RD et qui fit l’admiration de Napoléon III. Toutes ces halles sont du type dit Polonceau (« articulé » pour les premières, « rigide » pour la dernière), du nom de l’ingénieur Camille Polonceau (9).
En 1850, la compagnie est invitée à procéder à la réfection du pont de Stockholm, ce qu’elle fait non sans s’être fait prier. L’extension de la gare en direction de la future rue de Rome conduit cependant à sa condamnation : « La suppression en fut décidée en 1852, et il était déjà barré depuis un an ; la démolition fut achevée le 19 juin 1855. (10) »
Bruno Carrière
1- Le Moniteur du 16 février 1837 signale que le tunnel de la place de l’Europe est terminé et que l’on a attaqué les travaux dans le jardin de Tivoli.
2- Maxime du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, Hachette et Cie, t. 1, 1875, p. 239.
3- Le bâtiment érigé rue de Londres à proximité de la place de l’Europe, transformé en grenier à foin, brûlera quelques années plus tard.
4- J. Dejamme, Le Boulevard Malesherbes et le Quartier de l’Europe, s.d. Cité par Annie Terade, « Le lotissement du quartier de l’Europe », Certificat d’études approfondies d’architecture urbaine, juillet 1991.
5- Assemblée générale de la Compagnie du chemin de fer de Saint-Germain, 16 mars 1841.
6- Ibid., 25 mars 1843.
7- Ibid, 18 mars 1844.
8- Ibid, 18 mars 1846.
9- Jean-François Belhoste, « La gare Saint-Lazare, témoin exceptionnel des débuts de la construction métallique en France », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 20-21 (1999), p. 161-173.
10- J. Dejamme, op. cit.
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