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Laurent Goulhen

La Bretagne à l’heure du train (1857-1891)

Dernière mise à jour : 17 mars 2021

Au bas du premier horaire de la ligne Paris-Brest, on peut lire la mention : « Les horloges de toutes les gares sont réglées sur l’heure de Paris. – On sait que Brest est en retard de 27 minutes 19 secondes sur Paris. » En effet, quand les locomotives de la Compagnie de l’Ouest atteignent Brest, la France vit encore à l’heure locale, c’est-à-dire à l’heure solaire vraie ! L’arrivée du chemin de fer dans la péninsule bretonne va changer la donne… au fil du temps.

Laurent Goulhen

Fig. 1. L’horaire de 1865 spécifie que « L’horloge de l’Hôtel-de-Ville est en retard de 24 minutes sur l’heure du chemin de fer ». Les distraits sont prévenus. L’Armoricain, 2 mai 1865. Coll. Laurent Goulhen.

Peut-on avoir deux heures « officielles » dans une même commune ? Telle est la question posée aux localités où l’horloge de la gare et les horloges publiques ou des églises ne coïncident pas.


À Rennes, où le train est arrivé depuis 1857, la municipalité a opté pour la pose de deux aiguilles des minutes sur le cadran de l’hôtel de ville : une noire pour l’heure de Paris et une dorée pour l’heure locale. Les autres horloges de la ville continuent à marquer l’heure rennaise.


À Saint-Brieuc, l’horloge de la cathédrale arbore une nouvelle aiguille rouge dès septembre 1863 : « Cette aiguille est en avance de 20 minutes sur l’aiguille ordinaire ; elle donne l’heure de Paris, c’est-à-dire celle de l’horloge de la gare qui est toujours de 20 minutes en avance sur celle de Saint- Brieuc (1). »


Morlaix adopte ce procédé en décembre 1864. Quant à Brest, si l’heure parisienne ne s’affiche qu’au fronton de la gare, elle est présente dans les bureaux du télégraphe depuis 1853 (2) et dans ceux des Postes depuis le 1er janvier 1865 (3).

Fig. 2. À Rennes, il faut attendre 1880 pour que les horloges publiques de la ville adoptent l’heure de Paris donnée par celle de la gare. Coll. Laurent Goulhen.

Rennes passe à l’heure de Paris


À Rennes, la dualité des heures incommode les voyageurs et les négociants qui s’en plaignent en vain au maire en 1871 (4). Six ans plus tard, nouvelles récriminations du commerce « qui se plaint que nos horloges ne soient d’accord ni avec les localités voisines que traversent les lignes ferrées, ni avec les divers services, correspondances ou levées de boîtes, de l’administration des Postes » (5).


L’argument scientifique ne tient pas : « Dans un rayon déjà fort étendu, les horloges marquent toujours la même heure, tandis qu’il devrait y avoir autant d’heures différentes qu’il y a de méridiens. Scientifiquement, il y a donc écart entre chaque localité ; pratiquement, aucune, puisque tout le monde règle sa montre sur l’horloge du chef-lieu. »


Cependant, le conseil municipal recule à nouveau devant les résistances exprimées : « Le cardinal ainsi que plusieurs administrations n’ont pas été consultés sur ce changement et ne voudront probablement pas l’admettre, de sorte que pendant environ une demi-heure on entendra sonner midi sans avoir d’heure fixe. […] Les administrations, telles que le lycée, la Caisse d’Épargne, la Cour et les tribunaux n’accepteront probablement pas le changement d’heure. »


Finalement, en 1880 (6), constatant que « plusieurs grandes villes, Bordeaux et Nantes pour n’en citer que deux, ont l’heure du méridien de Paris ; la mesure, du reste, tend[ant] à se généraliser », le conseil municipal de Rennes adopte l’heure de Paris pour toutes les horloges publiques de la ville, soit 23 ans après l’inauguration de la ligne Paris-Rennes !


Tergiversations et décisions


En 1882, le conseil municipal de Saint-Brieuc repousse l’adoption de l’heure de Paris réclamée par une pétition revêtue de 80 signatures. Le maire a fait son enquête : « Lamballe revient à l’heure du pays et Guingamp ne tardera pas à l’imiter ; Brest n’a jamais adopté l’heure de Paris. […] Les heures de passage de nos trains rendraient plus difficiles aux étrangers les rapports avec les administrations de notre ville. M. le Maire dépeint au conseil l’embarras où se trouverait, pour choisir entre l’heure de Paris et celle du pays, un habitant des communes de l’intérieur du département, appelé en témoignage au tribunal, et auquel une heure aurait été assignée (7). »


À Quimper, après une tentative avortée en 1881 (8), l’adoption de l’heure de Paris, « pour que Quimper soit à la hauteur des autres villes », prend effet le 1er juillet 1884. Dans la foulée, la municipalité de Douarnenez prend une décision identique (9). Cela facilitera les choses entre ces deux villes qui seront reliées par une voie ferrée à partir du 7 juillet 1884.


Brest à contretemps


Ces décisions isolent Brest, comme l’expose un conseiller : « Allez seulement à Landerneau avec l’heure de Brest à votre montre, et prenant l’heure du chemin de fer, vous établissez l’avance de cette dernière qui est de vingt et quelques minutes ; vous vous basez donc sur cette différence, et trouvant l’heure là où vous êtes, soit chez un client ou au café ou à l’hôtel, vous conservez cette distance de vingt et quelques minutes pour vous rendre tranquillement à la gare, où l’on vous annonce très tranquillement aussi que le train est parti. Au premier moment vous êtes surpris et ne revenez de votre erreur que lorsqu’on vous a appris que la ville est à l’heure de la gare ! […] [Avec] Landerneau, qui s’est conformé à l’heure du chemin de fer, je pourrais vous citer Morlaix, Saint-Brieuc, Douarnenez, Quimperlé, etc. Je demande donc à ce qu’à Brest on se conforme également à cette heure (10). » Le conseil reste de marbre devant cet argumentaire et maintient le statu quo.


Arsenal et heure locale, même combat ?


À Lorient, l’effet d’entraînement amorcé par les villes de Rennes, Vannes, Pontivy, etc., conduit le conseil municipal à abandonner le principe des deux aiguilles des minutes pour ne conserver que l’heure de Paris et ce, malgré les réticences du maire Eugène Charles qui déclare : « Le port étant réglé sur l’heure du lieu, l’unification jetterait un grand trouble dans les heures des nombreux ouvriers de l’arsenal (11). » La mesure prend effet le 1er décembre 1884.


Un an et demi plus tard (12), Laurent Roux- Lavergne, élu maire de Lorient le 28 mars 1886, met en avant les désagréments subis par les ouvriers de l’arsenal pour obtenir le retour de la deuxième aiguille des minutes sur les horloges : « Il paraît impossible dans un port maritime de substituer à l’heure réelle une heure conventionnelle en contradiction avec l’établissement du port et de la marée. Aussi le port militaire n’a-t-il pas adopté l’heure de Paris. Il en a été de même pour les communes voisines. Notre population ouvrière employée au port militaire et nos marins, par suite de cette diversité d’heure, se trouvent dans une situation fâcheuse. Il n’y a plus pour eux concordance entre les heures de la vie civile et de la journée de travail. »


Et quand un conseiller allègue que « les ouvriers préfèrent l’heure de Paris », le maire répond péremptoirement « que l’heure de Paris est et restera gênante pour tous ; qu’il sera toujours pénible pour les différents membres d’une famille d’avoir une heure, les autres une autre.

Fig. 3. À Brest, c’est en application de la loi du 14 mars 1891 que « l’heure du chemin de fer », en l’occurrence l’heure de Paris, est prise en compte à partir du 10 mai par la municipalité. Coll. Laurent Goulhen.

Que du reste les relations sont difficiles avec les communes environnantes qui ont conservé l’heure du pays. »


La loi du 14 mars 1891 – une seule heure pour la France


Comme on le voit, même si l’adoption – illégale par ailleurs ! – de l’heure de Paris se généralise, l’uniformité ne peut venir que d’une loi et ne pourra pas se régler par des arrêtés municipaux.


Suivant l’exemple des pays voisins, la France se décide à unifier son heure. Le 2 décembre 1890, la Chambre des députés adopte le projet de loi : « L’heure légale en France et en Algérie est l’heure temps moyen de Paris. »


Le 17 février 1891, le projet est soumis au Sénat. Par sa position géographique, la situation de Brest est prise en exemple par le commissaire du gouvernement, Henri Faye (13). Il indique que la loi entraînera l’affichage de l’heure de Paris sur toutes les horloges de Brest, « sans exception », et sans « trouble » pour le quotidien de ses habitants. Reste la question de l’arsenal, « où le travail ne peut se faire qu’en plein jour, car on n’y travaille pas à la lumière [artificielle], si bien que pendant l’hiver, cela devient une question assez délicate ; elle doit être tranchée par un règlement particulier sur les heures d’admission et de sortie des ouvriers. » Mais en décalant les heures réglementaires de 27 minutes, le temps de présence des ouvriers restera identique.


D’un arsenal à l’autre


La loi, datée du 14 mars suivant, est publiée au Journal officiel le lendemain. Par un avis officiel, Frédéric Delory, maire de Lorient, informe ses concitoyens « qu’à partir de demain, dimanche 22 mars, les horloges publiques seront réglées sur l’heure de Paris. »


Cette loi recueille les suffrages des journalistes qui raillent ses opposants : « Dans toutes ces questions scientifiques ce sont malheureusement toujours les ignorants qui crient le plus fort. Et les marées qu’en ferez-vous ? disait samedi dernier un malin à l’agent de police qui notifiait aux habitants l’avis du Maire. S’il y a au monde une personne qui se moque de nos pendules, c’est bien la marée. […] Et ce malin, qui croyait opposer un argument sans réplique à cette sottise de l’heure unique imposée par une loi absurde à Lorient, ne se doutait pas que, depuis le 1er janvier 1890, l’annuaire des marées porte la nouvelle heure et que l’heure officielle de la marée inscrite depuis 13 mois au pont-tournant était l’heure de Paris. » (14)


(1)- L’Océan, 18 septembre 1863.

(2)- Sinon, un message y arriverait plusieurs minutes avant l’heure de son envoi !

(3)- Courrier de Bretagne, 17 décembre 1864.

(4)- Séance du conseil municipal du 28 août 1871 (registre, p. 303).

(5)- Idem, 28 février 1877 (p. 205).

(6)- Id., 26 mars 1880 (p. 30).

(7)- Id., 20 octobre 1882 (p. 176).

(8)- Id., 23 et 26 mai 1881.

(9)- Le Finistère, 2 juillet 1884.

(10)- Séance du conseil municipal du 4 juillet 1884.

(11)- Idem, 26 mai et 22 novembre 1884.

(12)- Id., 1er avril 1886.

(13)- Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Sénat (1880-1940).

(14)- L’Avenir de la Bretagne, 24 mars 1891.


À Brest, le conseil municipal ne se conforme à la loi que le 10 mai et l’arsenal le 12 ! Le cas brestois n’est pas isolé : en juillet 1891, le ministre de l’Intérieur sera contraint d’adresser aux préfets une circulaire les invitant à faire respecter l’heure légale aux « retardataires ».


La Bretagne à l’heure française


Le passage plus ou moins rapide et plus ou moins volontaire des villes bretonnes à l’heure ferroviaire peut paraître anecdotique. Si Brest a mis 26 ans à adopter « l’heure du chemin de fer », ses élus n’ont finalement fait que respecter la législation en vigueur. Cette modification est néanmoins la marque de leur adaptation à la révolution industrielle et commerciale en marche à cette époque. Dans la péninsule bretonne, ces nouvelles exigences apparaissent dans les années quatre-vingt, soit environ vingt ans après l’arrivée du train. Pour Brest et Lorient, la présence militaire, prégnante, constituera un frein à cette évolution. Pour autant ces villes, comme la Bretagne toute entière, auront su saisir les opportunités offertes par le chemin de fer… sans autre retard que celui de l’ouverture des lignes bretonnes.

Fig. 4. À L’exemple de son homologue lorientais, l’arsenal de Brest se conforme à la loi le 12 mai 1891, mais au prix d’un décalage de l’horaire réglementaire, les ouvriers ne pouvant travailler à la lumière artificielle. Coll. Laurent Goulhen.

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