Bruno Carrière
Le 18 août 1944, confronté au succès du débarque- ment de Provence et à la progression des Alliés en Normandie, Hitler ordonne à ses troupes station- nées dans le Sud-Ouest de se replier vers le Nord. Soumises aux bombardements et aux mitraillages de l’aviation alliée, harcelées par les résistances locales, les forces allemandes abandonnent progressivement le terrain. Fin août, les responsables des principaux centres ferroviaires reçoivent pour instruction de consigner par écrit les événements dont ils ont été les témoins et/ou les acteurs pendant cette période. Il leur est notamment demandé de relater le rôle des cheminots dans la lutte menée contre l’ennemi en déroute en vue de libérer leur outil de travail et de le protéger contre les destructions de la dernière heure. Les rapports, rédigés à chaud en septembre-octobre et adressés au Centre régional de direction à Toulouse, ont été soigneusement conservés à Paris-Austerlitz par le service des archives de la Région du Sud-Ouest, jusqu’à sa suppression et à la destruction des fonds en 1986. Quelques-uns nous sont néanmoins parvenus, tel celui établi le 5 septembre par Félicien Euzière, « chef de réserve », « sur les événements qui se sont déroulés le 19 et le 20 Août 1944, journées d’évacuation à Castelnaudary [6e Arrondissement Matériel et Traction] des troupes allemandes d’occupation ». En voici la fidèle transcription.
« Dans les premières heures de la soirée du 19 des signes de désarroi se manifestaient assez clairement parmi les troupes d’occupation. Je me trouvais en repos mensuel mais, en raison de l’approche d’événements importants dont il était facile de deviner l’approche, je ne quittais guère mon logement que pour me rendre compte dans un court rayon du dépôt de ce qui se passait aux alentours. Le rem- plaçant, l’Intérimaire de Traction Feuillerat était attentif et nous restions tous deux en étroite liaison afin de parer aux difficultés que nous supposions venir assez rapidement. Vers 16 h 00 m’étant rendu à un carrefour de routes situé à quelques centaines de mètres du dépôt, j’ai vu des soldats allemands organiser un barrage complet du carrefour et confisquer à leur propriétaire, sous la menace des armes, bicyclettes et même des automobiles.
« Vers 18 h 00 les soldats Russes qui gardaient nos installations recevaient l’ordre d’évacuer le dépôt.
« 19 heures - Un train blindé venant de Castres rentrait en gare (1). Une équipe allemande conduisait la machine 230.626 de Castres attelée de concert avec la machine titulaire de ce train. La 230.626 rentrait au dépôt et en ressortait après prise d’eau et nettoyage des feux. Ce train blindé a séjourné une heure environ à Castelnaudary et repartait ensuite précipitamment vers le Sud.
« 20 heures - Le chauffeur de route Izard, ffon. [faisant fonction] de surveillant de dépôt de 20 h. à 6 h. prenait son service. Il nous faisait connaître que, venant au travail, il avait été bousculé par des soldats allemands qui lui avaient volé sa bicyclette. Deux trains de troupes venant de la direction de Toulouse demandaient à débarquer à la même heure.
« 20 h. 15 - À cette heure-là commençait la destruction par explosifs d’autos, de camions, de tanks plus ou moins avariés, matériel de guerre dont les allemands se voyaient embarrassés d’amener avec eux. Ces engins étaient stationnés un peu partout : il y en avait en gare, aux abords de cette dernière dans les rues et les avenues avoisinantes, ainsi que sur les bords du canal du Midi.
« Malgré le tintamarre des explosions, le débarquement des 2 trains s’effectuait à peu près normalement lorsque arriva vers 21 heures venant de Toulouse un troisième train de troupes. Les hommes de ce train paraissaient particulièrement énervés, certains même passablement surexcités. Nous apprenions par la suite par un gradé de ce train qui parlait assez bien le français, que des partisans (c’est ainsi qu’ils appelaient la résistance) les avaient chassés de Toulouse. Aussi les choses se gâtaient complètement dès l’arrivée de ce dernier train. Le chef du convoi accompagné du chef de service de l’exploitation Durand, vint au dépôt et, en criant fort, réclamait une machine et un mécanicien pour continuer le train sur Carcassonne. L’Intérimaire Feuillerat et M. Durand passèrent à ce moment là un bien mauvais quart d’heure. Il fallut faire comprendre à ce forcené que le dépôt ne disposait plus que d’une seule machine à vapeur de faible puissance, qu’il fallait la préparer et la charger de combustible et qu’en plus il fallait aussi aller commander un mécanicien en repos chez lui. L’officier ne voulait rien savoir, dans un français passablement écorché il proférait des injures à l’égard du personnel cheminot qu’il qualifiait de saboteur. À force de palabres et de menaces de fusillade il fut décidé d’aller chercher le mécanicien Clerc chez lui. Le commissionnaire serait accompagné par deux soldats allemands porteurs de pistolets mitrailleurs.
C’est ce qui d’ailleurs fut fait.
« Pendant ce temps les événements se précipitaient. L’officier chef de convoi avait maintenant pas mal à faire pour tenir ses hommes qui débarquaient en pleine voie des choses transportables en manifestant visiblement des signes d’inquiétude. Il se prit même de querelle avec un autre officier d’un train débarqué. Un peu plus tard, cet officier fusilleur, sans doute renseigné sur les réelles difficultés qui l’attendaient sur le parcours Castelnaudary- Carcassonne, décidait et donnait ensuite l’ordre d’incendier le train en partance qui se trouvait encore à la pointe extrême des aiguilles de rentrée de gare côté Bordeaux.
Vers 1 h 30 le train tout entier flambait assourdissant l’air de violentes déflagrations provoquées par les explosions de munitions diverses et de fûts d’essence. C’est dans cette ambiance de panique que commençait également la destruction de l’important dépôt de munitions des "Cheminières" situé tout proche de Castelnaudary (2).
« 2 heures - Les incendies et les explosions font maintenant rage. Plus de lumière dès ce moment-là ; de temps à autre dans mon logement, secoué par les explosions, les vitres volent en éclats. Les lueurs rougeâtres et sinistres des incendies éclairent seulement les emprises de la SNCF. Le spectacle est lugubre.
« 2 heures 30 - Une patrouille de 5 allemands dont plusieurs sont ivres fait irruption dans le dépôt. Ces soldats frappent à coups de crosse pour faire ouvrir les portes du bâtiment et même celles de mon logement. Nous finissons par comprendre qu’ils cherchent des bicyclettes pour s’enfuir. Avec pas mal de peine nous réussissons à nous débarrasser de ces intrus qui nous quittent en faisant claquer leurs armes.
« 3 heures - Avec l’Intérimaire Feuillerat nous suivons l’évolution de la situation. La consigne est que chacun reste à son poste.
« 4 heures - Rien de changé. Seulement les explosions au dépôt des "Cheminières" semblent devenir plus faibles. Cependant de temps à autre on aperçoit, aux lueurs d’incendies, quelques soldats qui circulent isolément dans le chantier de la gare. Des coups de feu sont tirés. Les bruits se confondent avec le crépitement des incendies. Il en va ainsi jusqu’au petit jour.
« 7 heures 20 - Il fait maintenant grand jour. Il reste encore quelques soldats allemands en gare. Soudain une formidable explosion retentit : le bâtiment de voyageurs vient de sauter sans doute miné pendant la nuit avec un explosif de grande puissance. En même temps est incendié un groupe de wagons pleins de denrées que n’avaient pu emporter les allemands dans leur fuite. L’explosion nous a quelque peu assourdis. Au dépôt, les baies du gril de remisage des machines ont été arrachées. Les toits se sont soulevés et les tuiles ont été projetées ça et là. Des plafonds se sont effondrés et une grande partie des vitres du dépôt et de mon logement sont brisées. Déjà trois blessés au service de l’exploitation affluent à la maison où ma femme leur donne les premiers soins. Les blessures ne paraissent pas graves mais ces hommes sont ensanglantés par de multiples éclats de verre.
« 9 heures - Les incendies s’atténuent. On ne signale plus qu’une trentaine d’Allemands à un carrefour de la route de Toulouse en plein coeur de la ville.
« 12 heures - C’est la fin. Les derniers soldats allemands ont quitté Castelnaudary. L’on peut se rendre compte de toute l’étendue des destructions sans aucun motif militaire et des nombreux actes de vandalisme.
« Le spectacle serre particulièrement le cœur des cheminots. Parmi ceux qui circulent à travers ces ruines on entend fréquemment ces mots : "C’est du travail de bandit".
« Bilan : 83 wagons ont été incendiés. Le bâtiment des voyageurs est à reconstruire. Un autre bâtiment englobant la consigne et les colis G.V. a été entièrement soufflé par l’explosion de la gare (3).
« Telles sont les 24 heures mémorables vécues à Castelnaudary de 12 heures le 19 à 12 heures le 20 Août 1944.
« Il ne reste plus qu’à signaler la conduite exemplaire et sans défaillance des trois agents suivants :
- CLERC Henri, mécanicien de route
- IZARD Jules, chauffeur de route
- FAURE Firmin, manœuvre.
« Ces agents sont restés à leur poste au risque et péril de leur vie afin de protéger le plus possible de la destruction le matériel et les installations du dépôt.
« J’ai la profonde conviction que si ce personnel avait été défaillant au cours des heures tragiques énumérées ci-dessus, les allemands en fureur auraient saccagé les machines (nous en avions 5 électriques et 3 vapeurs) et sans aucun doute également nos diverses installations. »
[Fait à CASTELNAUDARY, le 5 Septembre 1944. Le Chef de Réserve. Signé : EUZIERE]
Autres rapports
Le 26 septembre 1944, l’ingénieur CAMT (chef de l’arrondissement Matériel et Traction) adresse au chef du Centre régional de direction [Girette] localisé à Toulouse une synthèse des événements survenu sur le 6e Arrondissement MT. Nous en avons extrait les éléments concernant Castelnaudary.
• Journée du 19 août
« Vers 16 h, non loin de la gare, les Allemands organisent un barrage et réquisitionnent tous les moyens de transport. Vers 18 h, les Allemands gardant le dépôt reçoivent l’ordre d’évacuation.
Vers 20 h 15, les Allemands commencent la destruction systématique, par explosifs, de tous les moyens de transport sur route avariés et du matériel de guerre devenu intransportable.
« Vers 21 h, un train de troupes, venant de Toulouse, arrive en gare où stationnent déjà 2 autres trains. Le Chef de convoi exige une machine à vapeur (qu’il fallait préparer) et un mécanicien (que le commissionnaire, accompagné de soldats en armes, dut aller chercher). Mais les troupes du 3e train donnaient des signes d’inquiétude. Des officiers appartenant à des trains différents se prirent de querelle. Le Chef du 3e convoi, convaincu finalement que, même en traction vapeur, son train ne pourrait sans doute pas arriver jusqu’à Carcassonne n’insiste plus pour le départ. Il fait débarquer la troupe et fait incendier le train qui transportait des munitions et des fûts d’essence ».
• Journée du 20 août
« À 1 h 30 début de la destruction de l’important dépôt de munitions des Cheminières. À 7 h 30, destruction, par explosion, de la gare qui avait dû être minée au cours de la nuit. Dégâts au dépôt, par l’effet du souffle. En outre, 83 wagons incendiés. Pas de destructions aux machines grâce à la présence continue du personnel du dépôt. »
• Journée du 22 août
« Un agent découvre 6 mitrailleuses Hotchkiss et 50 caisses de munitions dans les débris du matériel incendié. »
Un autre rapport de synthèse, adressé le même jour à Toulouse par le Chef du 5e arrondissement de la Voie, évoque également le drame de Castelnaudary.
« Section de Carcassonne
« Les cheminots allemands ont quitté leur service le 19 août à midi. Dans l’après-midi, les convois de troupes allemandes qui se dirigeaient vers l’Est ont été, par suite des sabotages, contraints de s’arrêter à Castelnaudary et de continuer leur retraite par route.
« Comme conséquence, dans la nuit du 19 au 20, les Allemands incendièrent un train à l’amont de Castelnaudary et de nombreux wagons en gare ; 83 wagons furent ainsi brûlés. Ils firent également sauter un train de munitions, à proximité du BV, lequel fut en partie détruit. »
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