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1914-1916. Les « embusqués » du rail

En dépit de leur contribution essentielle à l’effort de guerre, les cheminots, du fait de leur mobilisation sur les lieux de leur travail (« affectation spéciale »), ont été assimilés par beaucoup de leurs contemporains à la catégorie abhorrée des planqués.

Bruno Carrière


« Il faut que la France, que nous voulons toujours plus grande, trouve en nous la force d’imposer la paix au monde ! »


Las, les engagements pacifistes du prolétariat par La Tribune, organe du Syndicat national des travailleurs des chemins de fer, dans son édition du 31 juillet 1914, ne résistent pas à la poussée nationaliste qui suit la déclaration de guerre. Sans la moindre hésitation, les cheminots montent en première ligne et répondent sans faillir à la mission qui leur incombe, à commencer par l’exécution des transports de mobilisation et de concentration. Un engagement reconnu par tous, qui leur vaut d’être félicités par les plus hautes instances du gouvernement pour leur « admirable dévouement » et leur « patriotique activité » (J.O. du 17 août 1914). Dans le même temps, Marcel Bidegaray, le secrétaire du Syndicat national, ne peut s’empêcher d’ironiser dans les colonnes du premier numéro du Bulletin (1) sur l’espérance des autorités militaires allemandes dans un sabotage de la mobilisation par « les vaincus de 1910, aigris de rancune » : « Faut-il qu’ils soient lourdauds, ces Teutons, pour croire qu’un seul cheminot français pût avoir l’idée d’entraver l’oeuvre de défense nationale ! »


Tout le monde est alors unanime à reconnaître la contribution des cheminots à l’effort de guerre. Mais, très vite, le bel édifice se lézarde. Des voix s’élèvent pour dénoncer le fait que ceux qui sont en âge d’être mobilisés ne sont pas envoyés combattre comme tout un chacun. Il est vrai que, dans leur grande majorité, les cheminots obéissent aux règles de « l’affectation spéciale » qui a pour particularité de maintenir sur leurs lieux de travail et dans leurs fonctions les bénéficiaires de l’article 42 des lois du 21 mars 1905 et 7 août 1913 sur le recrutement de l’Armée. Le journal L’Homme libre (2), dont le rédacteur en chef n’est autre que Georges Clemenceau, est l’un des premiers à dénoncer cette disposition. Les accusations distillées au travers de sa rubrique « Il y a encore des embusqués » crée un malaise chez les cheminots. Au nom du Syndicat national, Thierry écrit dans le Bulletin de septembre 1914 qu’il n’est « pas sérieux de prétendre que l’on puisse remplacer les jeunes par des retraités et des non-mobilisables étrangers à la corporation ». Il ajoute que « ces réserves faites, les cheminots sont déçus. Ils pensaient qu’on ferait appel à eux pour prendre une part active à la défense nationale ». Il est fait notamment allusion ici aux gares abandonnées à l’ennemi sans combattre parce que les cheminots n’avaient pas été armés pour les défendre.


L’Homme enchaîné du 11 octobre 1914 enfonce le clou, pointant du doigt les compagnies de chemins de fer qui « s’obstinent à soustraire à la défense nationale le contingent énorme de personnel dont elles peuvent disposer, sans inconvénient pour le service ». Le journal cite les informations d’un lecteur qui avance le chiffre de 70 000 hommes laissés sans travail dans les bureaux et occupés à lire le journal et à griller des cigarettes. Beaucoup vivent mal cette stigmatisation. L’Homme enchaîné publie le 16 octobre une lettre signée « Un cheminot » qui félicite ouvertement le journal –

« Bravo ! et continuez » – d’évoquer publiquement le problème :

« L’article de votre collaborateur résume bien des réflexions entendues chaque jour dans tous les milieux, sur nous, cheminots.

« Nous avons fait de notre mieux pour la mobilisation ! Que les éloges adressés à ce moment-là aux cheminots ne se changent pas en railleries, par suite de notre maintien, inactifs, à notre poste, c’est le désir de nombre de mes camarades.

« L’État a donné l’exemple. Que les compagnies en fasse autant et l’on recrutera chez nous de bons soldats, croyez-le, dans les classes mobilisables, les anciens gradés et les sections de chemins de fer de campagne, toutes organisées. »


Par l’État, il faut entendre l’Administration des chemins de fer de l’État qui, contrairement aux compagnies, n’a pas hésité à se défaire d’une partie importante de ses agents et ouvriers. Un autre cheminot, regrettant d’être consigné à son poste avec ses collègues « en braves ronds-de- cuir », écrit le 20 octobre : « Franchement, tous les cheminots rougissent de porter leur brassard d’embusqué et vous pourrez constater combien peu l’exhibent maintenant. »


L’Homme enchaîné n’est pas le seul à se faire l’écho de ce mal-être. En préambule à une lettre signée « Un groupe de cheminots du PO », publiée sous le titre « Les cheminots veulent concourir à la défense de la patrie », Le Petit Parisien en date du 24 septembre précise : « À de nombreuses reprises, nous avons enregistré la demande de cheminots tendant à être appelés pour concourir à la défense du pays. »


Tous, cependant, ne sont pas « impatients d’aller au feu ». Non par lâcheté, mais par le souci de ne pas désorganiser les transports. C’est ce qui ressort de la lecture d’une seconde lettre publiée le 28 septembre en réponse à la première. Signée, cette fois-ci, d’« un groupe importants de cheminots du Nord et de l’Est », elle met l’accent sur la difficulté qu’il y aurait à substituer un personnel non qualifié aux cheminots envoyés au front.


Fin 1914, les avis sont toujours très partagés entre partisans et adversaires de l’affectation spéciale. Pour preuve cette nouvelle lettre d’un groupe de cheminots du Nord « condamnés au rôle d’inutiles quand leurs pareils sont au front » (dixit L’Homme enchaîné du 30 décembre qui en donne la transcription). Leur gêne et leur incompréhension face à une disposition qui les mobilise sur place prennent la forme d’un plaidoyer :


« En réponse à certaines réflexions désobligeantes de la part de beaucoup de mères, d’épouses, de sœurs, à l’égard des employés de certaines administrations, qui, ayant une affectation spéciale, ne sont pas mobilisables, au sens propre du mot, et continuent, sans que rien ne soit changé pour eux, leur vie journalière du temps de paix, nous voulons donner au public cette assurance :

« 1° Nous subissons involontairement cette faveur ;

« 2° Nous reconnaissons que le travail que nous faisons actuellement pourrait être provisoirement exécuté par des


L’« affectation spéciale », une réalité nécessaire


Conformément à l’article 42 de la loi du 21 mars 1905 sur le recrutement de l’armée (article que la loi rectificative du 7 août 1913 entérinant le passage du service militaire de deux à trois ans ne remet pas en cause), les agents et ouvriers des chemins de fer relèvent, pour peu qu’ils puissent justifier d’une ancienneté de six mois, du statut dit de l’« affection spéciale ». À ce titre, et comme tout salarié d’un service public, ils sont « autorisés », en cas de mobilisation, à ne pas rejoindre leurs unités (sauf s’ils se portent volontaires) et à continuer à remplir leurs fonctions sur les lieux mêmes de leur travail. Mobilisés sur place, ils échappent ainsi au sort des hommes relevant « du droit commun », immédiatement rappelés sous les drapeaux. Ils n’en restent pas moins à la disposition des ministres de la Guerre et de la Marine qui peuvent faire appel à eux à tout moment.


Les cheminots affectés à l’une des sections des chemins de fer de campagne (*) – destinées, à l’exemple du 5e Régiment du Génie, à construire, reconstruire et exploiter certaines lignes – relèvent, eux, du droit commun. Mais l’appel aux sections n’est pas systématique. Ainsi, seule l’une des trois sections fournies par le réseau de l’État est appelée, en partie seulement le 2 août 1914, entièrement le 17 août, avant d’être « licenciée » provisoirement le 31 août.


La loi du 17 août 1915 « assurant la juste répartition et une meilleure utilisation des hommes mobilisés ou mobilisables » (loi Delbiez) n’apporte aucune modification à la situation des cheminots dont la présence au cœur de l’appareil ferroviaire n’est plus contestée désormais qu’épisodiquement.


Embusqués les cheminots ? Le rapport entre le nombre des agents et ouvriers effectivement versés dans les unités d’active et celui de ceux susceptibles d’être appelés sous les drapeaux ne joue pas en leur faveur. Mais leur rôle est-il de combattre en première ligne ? La lecture du Rapport fait à la Commission de l’Armée sur la meilleure utilisation des hommes soumis à l’obligation militaire, établi par le sénateur du Calvados Henry Chéron et adopté par ses pairs le 19 juin 1915, permet de mieux comprendre les accusations prononcées à l’encontre des cheminots. Chéron cite plusieurs statistiques arrêtées au 14 juin 1915. En défenseur de la cause des cheminots, il indique successivement le nombre des agents et ouvriers du droit Les Rails de l’histoire, n° 8 - avril 2015 15 COMMÉMORATIONS commun (ancienneté inférieure à six mois) appelés sous les drapeaux au lendemain de la mobilisation ; le nombre des hommes affectés aux sections des chemins de fer de campagne ; le nombre des agents et ouvriers de l’affectation spéciale rappelés fin 1914-début 1915 ; le nombre des hommes appartenant aux classes mobilisables (armées d’active et territoriale) (**).


Agents des chemins de fer effectivement appelés sous les drapeaux du 2 août 1914 au 14 juin 1915


On est frappé ici de l’effort qui a pesé sur le réseau de l’État et on comprend mieux aussi les griefs formulés à l’encontre du PLM, du PO et du Midi. Du fait des pertes enregistrées, le Nord et l’Est (respectivement 12 300 et 570 agents retenus par l’ennemi) échappent aux accusations.


Attardons-nous précisément sur le réseau de l’État. Fin 1914, il compte 17 608 hommes sous les drapeaux, soit un quart de son personnel permanent en service au 1er août 1914. Leur répartition s’établit comme suit : 3 084 agents de droit commun, 12 010 agents de l’affectation spéciale des classes 1910 à 1905, 1 556 gradés de l’affectation spéciale des classes 1904 à 1887, 374 volontaires, 26 officiers hors cadre, 558 agents de la 9e section de chemins de fer de campagne. Confronté à la reprise progressive de la vie économique et des transports qui en sont l’expression, le réseau obtient le retour de certains de ses « mobilisés » : 3 192 lui ont été ainsi restitués au 1er août 1915. À cette date, 13 652 de ses agents sont toujours sous les drapeaux (***). Les restitutions de personnel s’accélérant, l’effectif du personnel des chemins de fer de l’État sous les drapeaux n’est plus que de 8 032 hommes au 1er août 1916 et 4 883 un an plus tard.


Pour combler les départs, le réseau recrute. Au 31 décembre 1915, la main-d’oeuvre complémentaire compte 315 retraités, 129 veuves d’agents tués à l’ennemi, 68 mutilés de guerre, 2 909 Belges (1 628 cheminots et 1 281 étrangers au chemin de fer), 160 Serbes et autres étrangers.


(*)- À l’inverse du 5e Régiment du Génie, les sections sont formées exclusivement de cheminots. Elles se répartissent comme suit : PLM (1er et 2e), PO (3e), État (4e et 9e) Nord (5e), Est (6e), Midi (7e), Nord, Est et État (8e), chemins de fer secondaires (10e). Début 1917, une 11e section est fournie par le PLM.

(**)- Quel était le nombre global des cheminots au jour de la mobilisation ? Les données établies par la SNCF au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale annoncent 355 600 agents au 31 décembre 1913, puis restent muettes pour la période de 1914 à 1921.

(***)- Le calcul de l’effectif sous les drapeaux tient compte du nombre des agents tués au combat (764 au 1er août 1915).


femmes, ou des auxiliaires, pris parmi les mobilisables ;

« 3° Nous sommes prêts, comme nos camarades, à faire notre devoir ;

« 4° Nous croyons donc devoir décliner toute responsabilité de la « situation » qui nous est faite et revendiquer notre droit au respect, comme tous les autres citoyens. »


Il semble que cette situation soit entretenue par les compagnies elles-mêmes qui contrairement à l’Administration des chemins de fer de l’État, se montrent réticentes à l’idée de se priver d’un personnel qualifié. L’Homme enchaîné reproduit ainsi, dans son édition du 11 novembre 1914, une circulaire adressée au mois de septembre par la Compagnie de l’Est au personnel de ses bureaux centraux en poste à Paris. Plutôt que de permettre à ses agents, dont la présence n’est plus indispensable en raison des restrictions commerciales apportées à l’exploitation, de rejoindre une unité d’active, la compagnie préfère les garder en réserve en les mettant en « congé ». À cet effet, elle les autorise à se retirer en un point de leur convenance, « sous réserve d’y rester constamment à disposition et de revenir au premier appel ». Tous se voient offrir un titre de transport gratuit étendu à leur famille et l’assurance de percevoir l’intégralité de leur traitement pendant toute la durée de leur absence.


Rétablir l’image de la corporation cheminote s’impose. Créée dès le mois d’août 1914, l’Union nationale de cheminots en faveur des victimes de la guerre (UNC), à laquelle adhèrent les principales organisations corporatives et mutuelles de cheminots, en est le premier et l’un des principaux artisans. C’est à travers cette oeuvre que les plus hautes instances du pays rendent hommage publiquement à l’engagement des cheminots, à l’exemple du président Poincaré le 12 août 1915 ou du généralissime Joffre le 24 septembre de la même année. Les conseillers municipaux de Paris les imitent deux mois plus tard, le 11 novembre.


En fait, deux courants d’opinion différents s’opposent tout au long de l’année 1915. Il y a :

- d’une part, ceux qui, à l’image des pouvoirs publics, ont pris conscience du risque absurde qui serait couru si l’on privait les compagnies ferroviaires d’un personnel qualifié au moment où il leur fallait faire face à un trafic croissant avec toujours moins de moyens matériels ;

- de l'autre, ceux, au premier rang desquels on trouve de nombreux élus rappelés à l’ordre par leur base, qui estiment que tout homme en âge de se battre doit remplir son devoir.


Les interventions de Poincaré et de Joffre ont-elles suffi à dédouaner les cheminots de l’accusation d’embusqués ? Rien n’est moins sûr. Prenant à son tour leur défense, Charles Humbert, sénateur de la Meuse et vice président de la commission sénatoriale des armées, écrit en préambule le 2 octobre 1915 (3) :

« La popularité des cheminots, à ce moment [au lendemain de la mobilisation], fut grande dans le pays, et rien n’était plus juste.

« Aujourd’hui, on les a presque oubliés. Un an s’est passé ; la guerre de forteresse a figé l’un en face de l’autre les fronts presque immobiles. Et beaucoup de combattants, beaucoup de femmes regardent comme avec rancune ces employés qui, tout au long de nos voies ferrées, ont l’air d’avoir repris leur service coutumier. L’ère des grands mouvements de troupes, se dit-on, est passée ; tous ces hommes s’occupent maintenant à des besognes semblables à celles du temps de paix ; passe encore pour les mécaniciens et les chauffeurs, qu’il est difficile de remplacer au pied levé ; mais ces facteurs, ces enregistreurs, et surtout ces scribes entassés dans les bureaux, que font-ils là ? On murmure le vilain mot d’"embusqués" ; et l’on fait valoir que les prélèvements faits sur le personnel du réseau de l’État ont été bien plus importants que ceux effectués dans les autres réseaux : pourquoi ne pas égaliser les charges et ne pas envoyer aux tranchées tous ces employés que les grandes Compagnies s’obstinent à retenir ? »


Charles Humbert s’emploie ensuite à mettre en lumière le travail accompli par les cheminots, tant pour les besoins de la défense nationale que pour ceux de la vie économique du pays, et la nécessité de les maintenir à leurs postes :

« Se figure-t-on qu’une tâche aussi complexe peut être confiée à des agents improvisés ? Non, il faut des hommes rompus à toutes les difficultés d’un métier délicat. Et le personnel des bureaux n’est pas moins nécessaire que celui des trains ou de la voie : à lui revient la tâche laborieuse de préparer les horaires, de fixer l’emploi du matériel. Ces scribes, qu’on prétend inutiles, il y en a qui sont demeurés à leur poste pendant un mois de suite, dormant sur une paillasse à côté de leur table de travail, réveillés à tout instant par les appels du téléphone et du télégraphe !

[…]


« Rendons un nouvel et sincère hommage à la compétence, au dévouement, au patriotisme de nos cheminots. Ils n’ont cessé d’en donner des preuves répétées. Trente-cinq mille des leurs sont dans les rangs de nos formations de première ligne, sans compter les sections techniques des chemins de fer de campagne. Deux mille sont déjà tombés au champ d’honneur ; douze mille sont prisonniers des Allemands. Et tous les autres, laissés à l’arrière, ont rendu à la nation et aux armées des services inappréciables dont elles ne pouvaient se passer sans courir à une catastrophe. »


Son intervention participe du vaste débat qui a précédé et suivi le vote, le 17 août 1915, de la « loi Dalbiez » (du nom de Victor Dalbiez, député des Pyrénées- Orientales) « assurant la juste répartition et une meilleure utilisation des hommes mobilisés ou mobilisables ». Cette loi, qui a pour objet de lutter contre l’« embuscomanie », entend, notamment, outre le réexamen des dossiers des réformés et autres exemptés, remplacer temporairement dans leurs fonctions les bénéficiaires de l’article 42 des lois du 21 mars 1905 et du 7 août 1913 par le recours à des retraités, des militaires mutilés ou réformés pendant la guerre et des femmes. Elle va permettre de récupérer près de 350 000 hommes, versés pour partie dans le service armé. Toutefois, le rendement restera faible parmi les catégories spécifiquement visées par la loi, c’est-à-dire les ouvriers mobilisés à l’arrière et les fonctionnaires, qui formeront à peine 10 % des hommes récupérés. De quoi entretenir le ressentiment vis-à-vis des compagnies ferroviaires.


De fait, celles-ci font l’objet de mises en accusation tout au long de l’année 1915. On attendait d’elles qu’elles suivent l’exemple du réseau de l’État, alors même que les autorités reconnaissaient que celui-ci avait été ponctionné au-delà du raisonnable. Dalbiez est parmi les plus virulents. Le 18 novembre, dans une interview donnée au journal La Presse, il ose la question : « Est-ce que les administrations publiques et les services publics comme les chemins de fer ont versé à l’armée tous les hommes qui peuvent, sans inconvénient, être remplacés ? », et répond péremptoirement : « Certainement non. » Le 21 novembre, il signe un papier dans Le Petit Journal, sur la juste application de sa loi dans les grands services publics. Il met notamment en avant les efforts déployés à cet effet par l’administration des Postes et Télégraphes qui s’apprête à se séparer de ses agents des classes 1905 à 1910 (de 29 à 24 ans). L’occasion pour lui d’épingler de nouveau les grands réseaux : « Que les autres administrations et surtout les Compagnies de chemin de fer suivent cet exemple. » Attaque contre laquelle Le Journal des transports du 25 décembre s’insurge. Selon lui, les compagnies n’auraient pas de leçon à recevoir, la proportion de cheminots effectivement mobilisés étant du même ordre que celui des postiers : 22 % (45 000 agents sur un effectif global de 200 000) contre 24 % (22 000 agents sur un effectif de 88 850). Mais, poursuit-il, la vraie question « est de savoir si nos grands réseaux ont fourni à l’autorité militaire le nombre maximum d’agents compatible avec la bonne marche de leurs services. L’affirmative n’est pas douteuse. »


De fait, ce même mois de décembre 1915, les autorités ont fait en sorte de mettre à la disposition des armées certains des cheminots les plus jeunes, notamment les agents des services centraux à partir de la classe 1908 (soit 26 ans et moins). C’est ce que rappelle le ministre de la Guerre en réponse à une question écrite déposée quelques mois plus tard par le député de la Seine Marcel Cachin avant d’ajouter : « … il n’a pas semblé possible d’aller plus loin dans cette voie sans nuire gravement au service des chemins de fer. »


Sans nuire gravement au service des chemins de fer ? En cette année 1916, la crise des transports qui frappe le pays – de 1913 à 1915, le trafic à augmenté de 24 % pour le PLM, de 31 % pour l’État, de 38 % pour le PO, de 105 % pour le Nord – met en lumière leur importance et celle des cheminots. La question est évoquée à la Chambre le 31 mars. Pour beaucoup, il n’est plus question désormais d’envoyer les cheminots au front mais bien plutôt d’exiger leur retour. « Il y a en dépôt, déclare Cachin, un nombre très appréciable de cheminots techniciens, chefs ou sous-chefs de gare, mécaniciens, aiguilleurs, chefs de train, chefs de district, hommes de trente à quarante ans, qui sont immobilisés depuis plusieurs mois déjà, souvent, dans de vagues fonctions militaires. Ne serait-il pas possible de les rendre au service normal des chemins de fer ? Ne serait-il pas possible de les replacer là où ils accomplissaient leurs fonctions avant la guerre ? » Mieux, Cachin plaide pour le recours aux « fortes têtes », les révoqués des grèves de 1910, dont la réintégration avait fait l’objet d’un accord de principe le 4 août 19144 . Un voeu exaucé : l’ordre du jour, voté à main levée, invite le gouvernement à « rendre aux services de la réparation du matériel, de la traction et de l’exploitation tous les spécialistes ». Le 29 avril, premier pas en ce sens, le ministre de la Guerre décide la restitution aux réseaux des agents non gradés les plus âgés (à partir de la classe 1906, soit 28 ans et plus).


Les ultimes débats autour de la stricte application de la loi Dalbiez, tenus à la Chambre fin 1916, sont de nouveau l’occasion de revenir sur la place des cheminots. Le 14 octobre 1916, le député du Gard Louis Mourier revient ainsi sur les hommes placés en « sursis d’appel », qui se divisent en trois catégories : les mobilisés dans les usines de guerre, ceux considérés comme nécessaires à la marche des administrations et services publics, enfin ceux qui jouissent d’une mesure d’exemption par décision ministérielle. Les cheminots appartiennent aux 240 000 mobilisables potentiels de la seconde catégorie, dont ils forment le plus gros bataillon avec 170 000 hommes. S’il n’est pas question pour Mourier de revenir sur les mesures prises antérieurement, un effort doit cependant être accompli, pour l’exemple : « On se gardera d’enlever une unité de plus au service actif des chemins de fer. On laissera à leur place de combat les agents de la voie, de la traction et de l’exploitation aussi indispensables à la défense nationale que leurs camarades de l’avant, mais tout le service administratif devra être réduit au strict minimum. Imitons pour une fois l’Allemagne qui a incorporé plus de trente-cinq mille femmes à son personnel de voies ferrées. Il ne faut pas que nos permissionnaires du front s’émeuvent d’apercevoir au cours de leur voyage, dans les bureaux des gares, des hommes valides et jeunes employés à noircir du papier ou à dresser des statistiques (4). » Un point de vue que le ministre de la Guerre, le général Roques, dit partager. Il rappelle que les cheminots, dont le nombre a été réduit de 15 % en dépit des restitutions des territoires annexés, doit faire face à un trafic qui dépasse de 40 % celui du temps de paix, cela en dépit d’un matériel moindre. Et de conclure : « Je crois que c’est le plus bel éloge à leur décerner. » Ce qui fait dire au chroniqueur du Journal des transports daté du 4 novembre 1916 : « Ah ! Qu’en termes galants M. le général Roques sait dire qu’il n’y de ce côté rien à "récupérer" ! »


(1)- D’hebdomadaire, La Tribune devient mensuelle dès le mois d’août 1914 sous la forme d’un Bulletin au format réduit.

(2)- Créé en 1913, le journal, momentanément interdit le 29 septembre 1914 pour « indiscrétions de la presse en temps de guerre », reparaît le 8 octobre sous le titre L’Homme enchaîné.

(3)- Le Journal, 2 octobre 1915 (texte repris par Le Journal des transports dans son édition du 16 octobre).

(4)- La réintégration ne fut que partielle : « Sur le PLM comme sur l’Orléans, la situation est maintenant réglée : tous les cheminots ont repris leur poste. Pour le Nord et pour l’Est, la mesure a été ajournée jusqu’au moment où la libération des régions occupées permettra sur les deux réseaux une exploitation qui se trouve actuellement réduite par la fermeture provisoire d’un certain nombre de gares » (Le Petit Parisien, 2 décembre 1914).

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