À l’approche de la célébration du 175e anniversaire des chemins de fer en France (plus exactement celui de la ligne de Paris à Saint-Germain), il nous a paru intéressant d’évoquer les principales commémorations afférentes au sujet organisées ces 125 dernières années, à commencer par celle de 1887 qui réserva quelques mauvaises surprises.
La première manifestation touchant à la commémoration de la naissance des chemins de fer en France remonte au 22 mai 1887. Elle prend pour prétexte, non pas la construction en 1827, par Louis-Antoine Beaunier, de la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, mais l’inauguration cinquante ans plus tôt, soit en 1837, de la ligne de Paris à Saint-Germain, un choix qualifié par les grandes compagnies de « grossière hérésie historique ». En définitive, cette exposition, née d’une initiative privée, se révélera une vaste escroquerie (p. 37).
La seconde manifestation, tenue le 12 mai 1927, est plus conforme à la vérité historique puisqu’elle célèbre bien le centenaire de la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, à laquelle elle associe celle de Saint-Étienne à Lyon ouverte entre 1830 et 1832, alibi à un hommage appuyé rendu à Marc Seguin. Organisées par la ville et la chambre de commerce de Saint-Étienne sous l’égide du PLM, les festivités ont pour cadre la gare de Saint-Étienne Châteaucreux, pavoisée en conséquence. Elles sont présidées par André Tardieu, ministre des Travaux publics, en présence de membres de la famille Seguin et de hauts dirigeants ferroviaires parmi lesquels le président du PLM (Cordier) les directeurs des réseaux du PLM (Margot), de l’Est (Riboud) et de l’État (Le Roux), le secrétaire général du comité de direction (Peschaud).
Objet de nombreuses manifestations tout au long de l’année 1982, le 150e anniversaire des premiers transports de voyageurs par rail en France (1832) fi t l’objet d’un numéro spécial de La Vie du rail, n° 1841 (29 avril 1982). En incrustation, l’affiche officielle de l’événement.
Tardieu procède à l’inauguration du buste de Marc Seguin : un bronze posé sur un socle de granit encadré de mosaïque avec pour épigraphe « À Marc Seguin Inventeur de la Chaudière tubulaire 1786- 1875 La Compagnie Paris Lyon Méditerranée ». La cérémonie est entachée par un mouvement de protestation : « À ce moment, des coups de sifflet partirent des groupes de communistes disséminés au milieu de la foule, ainsi que des cris hostiles à l’adresse de M. Tardieu » (Le Petit Journal). Une rapide intervention du service d’ordre – Le Matin parle de heurts et d’une charge des gendarmes à cheval – conduit à l’arrestation d’une quinzaine de personnes. Le calme rétabli, plusieurs orateurs se succèdent à la tribune. Intervenant en dernier, Tardieu retrace les progrès accomplis par les chemins de fer depuis 1827 et clôt son discours par un hommage à la classe ouvrière en général et plus spécialement aux 500 000 cheminots français qu’il associe à la fête et pour lesquels il a depuis longtemps « une grande sympathie et une respectueuse admiration » (Le Petit Journal).
La délégation gagne ensuite la préfecture où se tient le banquet offert par chambre de commerce locale. En début d’après-midi débute le clou du spectacle, un cortège historique évoquant les moyens de transport à travers les âges. Plusieurs centaines de figurants quittent la caserne Grouchy et traversent toute la ville : un chariot égyptien ouvre la marche, fermée par un biplan aux ailes déployées, lui-même précédé d’un tramway à vapeur et d’un tramway électrique figurant l’apport du rail. En 1927 toujours, la Revue générale des chemins de fer, dans son édition d’octobre, consacre un article à « La naissance des chemins de fer en France », étude historique signé H. Vintousky, ingénieur en chef des Chemins de fer de l’État.
L’Exposition internationale des arts et techniques tenue à Paris en 1937 aurait pu servir d’écrin à la célébration du centenaire de la ligne de Paris à Saint-Germain. Il n’en a rien été, les organisateurs, repoussant globalement pour les chemins de fer toute idée d’évocation historique, préférant « consacrer le vaste et beau palais qui leur était réservé à une riche sélection des réalisations les plus récentes (1) ». Dans son article « Les chemins de fer à l’exposition internationale de Paris – 1937 », la Revue générale des chemins de fer de juin 1937 confirme ce parti pris : « Venant de commémorer dans différents pays le centenaire des chemins de fer, les administrations françaises et étrangères qui participent à l’Exposition se sont abstenues de toute nouvelle présentation rétrospective. » La seule entorse des grands réseaux français à cette proscription est la présence de six immenses panneaux animés et lumineux, réunis sous le titre évocateur « Le Rail créateur de la France moderne (1837-1937) ».
Quelques manifestations mineures célèbrent cependant l’événement. Le 27 novembre 1936, la Société des ingénieurs civils invite ainsi Raoul Dautry à présider une séance consacrée par anticipation à cet anniversaire. Après avoir évoqué le rôle des chemins de fer depuis leur création et donné un aperçu du développement et des perfectionnements qu’on peut en attendre, le directeur général du réseau de l’État donne la parole aux deux conférenciers chargés d’animer la soirée. L’exposé de Lancrenon, ingénieur en chef du Matériel et de la Traction au Nord, traite de « l’évolution des conditions de traction et du matériel roulant, du fait des progrès généraux de la science » ; celui de Robert Lévi, chef adjoint des Services de la Voie, Bâtiments et Lignes nouvelles du réseau de l’État, de « l’évolution des installations de la voie et de l’exploitation, du fait des progrès généraux de la science ».
D’autres écrits suivent. « Le chemin de fer a cent ans : pour commémorer ce centenaire, il nous a paru intéressant d’évoquer pour nos lecteurs les problèmes posés par sa naissance, il y a un siècle, sous le règne du roi Louis-Philippe. » Le préambule à la publication par L’État… Notre Réseau de décembre 1936 de trois pages consacrées à « La Révolution des moyens de transport sous le règne de Louis-Philippe (1830-1848) », texte établi d’après les notes prises par un jeune attaché lors du cours public donné à l’Université de Paris par Louis-Maurice Jouffroy, auteur d’une thèse magistrale sur la création de la ligne de Paris à Strasbourg. De son côté, dans son édition du 4 septembre 1937, Le Génie civil réserve un peu plus d’une page au « centenaire de l’ouverture du Chemin de fer de Paris à Saint-Germain (26 août 1837) ». Moins avare, Le Mercure de France propose, dans sa livraison du 1er août 1937, sous la signature de Pierre Dufay, une étude de vingt-neuf pages sous le titre : « Un centenaire parisien. Le chemin de fer de Paris à Saint-Germain. »
À Saint-Germain-en-Laye, l’événement est fêté au mois d’août 1937 par la venue en gare de la rame dite de Saint-Germain, aujourd’hui propriété de l’Ajecta. Celle-là même qui, reconstituée par les soins des Chemins de fer de l’État en prenant pour modèle les matériels utilisées en 1837 (2), avait roulé pour la première fois le 6 juillet 1930 pour le compte de l’Union syndicale des voyageurs de commerce à l’occasion de la journée qu’elle organisait chaque année au profit de ses œuvres sociales.
À défaut d’avoir célébré comme il se devait le centenaire de la ligne de Paris à Saint-Germain, les chemins de fer français, sous l’égide de la nouvelle SNCF, font amende honorable en 1939 en fêtant dignement les cent ans des lignes de Mulhouse à Thann (11 juin) et de Nîmes à Beaucaire (24 juin), titillés, il est vrai, par les hommages rendus en 1938 à leurs centenaires par la Grande-Bretagne (ligne de Londres à Birmingham) et l’Allemagne (ligne de Berlin à Potsdam). On retiendra, à ce propos, les commentaires du chroniqueur de Notre Métier (3) (n° 7, 15 mai 1939) qui, annonçant les réjouissances à venir à Nîmes, écrit : le Comité du Centenaire a organisé « un programme vraiment inédit, tout au moins en France où la mode n’était guère jusqu’à présent aux jubilés ferroviaires », et d’ajouter qu’après une telle journée, « nos cheminots ne pourront vraiment plus dire que les centenaires ferroviaires passent inaperçus dans notre pays ». Notons aussi que, en ces deux circonstances, la rame de Saint-Germain fut mise à contribution, tractée, comme à Saint-Germain-en-Laye en 1937, par la Buddicom n° 33 Saint-Pierre, actuellement exposée à la Cité du Train.
Après guerre, et jusque dans les années 1970, les commémorations sont à la mode. Pas une ligne, pas une gare, pas un ouvrage d’art qui ne fêtent dignement qui son centenaire, qui son cinquantenaire. Puis, pour les plus âgés, est venu le temps des cent cinquantenaires. À commencer par celui de la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux en juin 1977, organisé par l’Association des amis du rail du Forez et le Copef. Une manifestation locale sans commune mesure avec les moyens déployés en 1987 pour les 150 ans du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, enfin dignement célébré. Deux moments forts : l’inauguration au Pecq, le 13 juin, d’une plaque commémorative sur l’emplacement même de ce qui tint lieu de 1837 à 1847 de terminus à la ligne avant que celui de Saint-Germainen- Laye ne prenne le relais grâce à la construction du chemin de fer atmosphérique ; et l’organisation en gare de Saint-Germain-GC, le 18 octobre, d’une grande cavalcade vapeur honorée par la présence des 140 C 231 (Ajecta), 231 G 558 (Pacific Vapeur Club), 141 TD 740 (Chemin de fer touristique Périgord-Quercy), 141 R 420 (Société civile de conservation) et 230 G 353 (SNCF), laquelle, poussée par deux BB 66000, a tracté jusqu’au pied même du château le train « des personnalités » composé de sept voitures (Ajecta, CIWLT, SNCF) (4).
Arrive enfin l’ère des 175e anniversaires. Cette année verra celui du chemin de fer de Paris à Saint-Germain. Il aura été toutefois précédé, en septembre 2002, par celui de la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, à l’initiative duquel on retrouve les Amis du rail du Forez, associés cette fois-ci aux Amis du Vieux Saint-Étienne. Une semaine de festivités ponctuée par des marches spéciales de la 141 R 420, un numéro thématique de la revue Saint-Etienne, histoire & mémoire (n° 206), et un « Espace historique » adossé à la Foire de Saint-Étienne (une voie de 250 m avec reconstitution de deux gares PLM). Et par la présence de la Seguin, la première locomotive à chaudière tubulaire reconstruite par l’Association pour la reconstitution et la préservation du patrimoine industriel (Arpi), et présentée pour la première fois en 1986 à Annonay dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Marc Seguin.
Bien sûr, nous n’omettrons pas de citer la commémoration, en 1982, du 150e anniversaire des premiers transports réguliers de voyageurs par chemin de fer, assurés à partir du 1er mars 1832 entre La Terrasse et Andrézieux (traction animale). Cet événement, sans doute le plus important par son ampleur (les manifestations se poursuivirent sur plusieurs mois à travers toute la France), avait été retenu par la SNCF comme support à un renouveau de son action commerciale. Ouvertes officiellement le 1er mars 1982, en présence du ministre des Transports, Charles Fiterman, et du président de la SNCF, André Chadeau, les festivités débutèrent par l’inévitable voyage vapeur assuré par la 230 G 353 entre Saint-Étienne et Andrézieux. En soirée, lors de la réception officielle dans les salons de l’Hôtel de Ville de Saint-Étienne, A. Chadeau, revenant sur le pourquoi de l’opération, déclara : « La SNCF espère manifester de la sorte, aux yeux du plus large public, tout l’attachement qu’elle porte à son histoire comme aux réalisations qu’a permis d’accomplir, au fil des ans, le dévouement des cheminots. »
Aujourd’hui, la SNCF peut-elle ou veut-elle encore s’appuyer sur l’histoire des chemins de fer français depuis leur origine ? Les manifestations « institutionnelles » de 2007 fêtaient les 70 ans de SNCF, un sigle maintenu lors du changement de statut de 1983 et devenu une marque, non les 170 ou 180 ans des chemins de fer en France. En 2010, en revanche, Deutsche Bahn et Société nationale des chemins de fer belges Holding prenaient pour support de communication les 175 ans de l’ouverture de la première ligne sur ce qui est devenu depuis lors un territoire national. En effet, si en France le chemin de fer est considéré comme un outil d’aménagement, dans d’autres pays il est vu comme la clé de l’unification du territoire et un symbole de l’identité de la nation. Mais les trois groupes revendiquent bien comme un atout leur continuité d’opérateur historique dans le contexte de la dérégulation du transport ferroviaire en Europe. Une revendication au service de laquelle pourront être appelés dans l’avenir bien des commémorations, festivals, colloques et... expositions.
Bruno Carrière
1- Ministère du Commerce et de l’Industrie, Livre d’or officiel de l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, Paris, 1937, p. 338.
2- Une locomotive-tender 030-600 Etat (amputée de l’abri de sa cabine de conduite) construite dans les années 1860, et baptisée pour l’occasion « Bougival », suivie de trois voitures du type A3 du modèle Ouest 1860 à châssis en bois. Voir La Vie du rail n° 907 du 28 juillet 1963.
3- Notre Métier, n° 7 (15 mai 1939).
4- À Saint-Germain, diverses attractions et manifestations ponctuèrent la semaine du 10 au 18 octobre 1987, dont la tenue d’un mini colloque sur le thème « Les transports de demain, l’Île-de-France s’ouvre à l’Europe ».
L’Exposition ferroviaire de 1887 : un cinquantenaire qui tourne mal
Le cinquantenaire des chemins de fer belges, fêté à Bruxelles en 1885, a remporté un tel succès qu’un homme d’affaires français, Gabriel Lévy, se propose de renouveler l’opération à Paris en 1887, prenant pour prétexte l’anniversaire de la ligne de Paris à Saint-Germain inaugurée en 1837. Histoire d’une utopie qui s’avéra une escroquerie.
Tout commence en 1885. Cette année-là, le gouvernement belge, désireux de commémorer dignement le cinquantenaire de ses chemins de fer, décide l’organisation à Bruxelles d’un premier congrès international des chemins de fer. Son succès est si grand qu’un second congrès est aussitôt programmé pour 1887. À Paris ou à Milan ? Ce sera Milan, Paris étant retenue pour 1889, année de l’Exposition universelle destinée à célébrer le centenaire de la Révolution française. L’hésitation est toutefois mise à profit par un homme d’affaires français qui, à l’instigation d’un dénommé Nublat, journaliste de son état (*), se propose, outre la prise en charge du congrès, de mettre sur pied toute une série de manifestations destinées à commémorer le cinquantenaire des chemins de fer français. Cet homme, c’est Gabriel Lévy. Offre-t-il toutes les garanties nécessaires ? Revenant plus tard sur ses antécédents, Le Journal des débats évoque un aventurier arrivé à Paris « sans la moindre fortune » et qui, en quelques années, s’était trouvé à la tête de trois maisons de vente à crédit. « Partout il réussit. L’argent abondait dans ses coffres », poursuit Le Journal des débats qui ajoute : « La folie de l’argent et l’ambition des grandeurs s’emparèrent du parvenu. Il lança une entreprise de voies ferrées près de Constantine, se fi t nommer maire de Villemomble, membre d’un grand nombre de Sociétés, puis lança l’Exposition du Cinquantenaire des chemins de fer à Vincennes (**). » En l’occurrence celui du chemin de fer de Paris à Saint-Germain inauguré en 1837. Le comité d’organisation, mis sur pied à cet effet, adopte le 17 juillet 1886 le programme des manifestations futures : outre une « Exposition internationale de l’Industrie des Chemins de fer et de celles qui s’y rattachent », il prévoit un Congrès international des chemins de fer, la commémoration du cinquantenaire de la ligne de Paris à Saint-Germain et l’érection d’une statue à la mémoire de Marc Seguin. Pour ce faire, il faut à G. Lévy un endroit digne de son projet. Il s’adresse à la Ville de Paris. Chargées d’instruire le dossier, ses 3e (Voirie de Paris) et 5e (Architecture et Beaux-Arts) commissions exigent comme préalable le dépôt d’une caution de 120 000 francs en espèces et la constitution d’une société civile. Le 15 novembre 1886, naît ainsi la « Société du Cinquantenaire des chemins de fer », au capital d’un million de francs souscrit par G. Lévy pour 76 %, par son fils Isaac et trois de ses obligés, Achille Weill, Ernest Bloch, et Samuel Cerf pour 6 % chacun. Le fait qu’entre-temps Milan ait été désignée pour accueillir le second Congrès international des chemins de fer n’entame pas l’optimisme de G. Lévy. Son congrès, affirme-t-il peu après, sera et se démarquera par le pluralisme d’intervenants entièrement libres de leur opinion. Coup de griffe à l’encontre des grandes compagnies ferroviaires qui, approchées, refusent dès le départ de soutenir son entreprise, à l’exemple du Paris- Orléans qui, le 30 octobre 1886, par le biais de son président, Paul Andral, décline l’invitation: « Organiser, en 1887, une exposition internationale de l’industrie des chemins de fer et de toutes celles qui s’y rattachent, à la veille de la grande Exposition de 1889, c’est, je le crois, aller au-devant d’un échec. C’est, en outre, par une sorte de diversion, nuire gravement au succès de la grande manifestation industrielle préparée avec une juste sollicitude par le gouvernement et à laquelle nous tenons à l’honneur de consacrer nos efforts et tous nos sacrifices. » En janvier 1887, encore, les grandes compagnies adressent à la presse un communiqué commun renouvelant officiellement leur refus d’y participer. Elles se disent « unanimes pour la regarder comme contraire non moins à la vérité historique qu’aux intérêts de l’Exposition qui se prépare pour le centenaire de 1789 » et jugent que « célébrer en 1887 le cinquantenaire de nos chemins de fer, ce serait donner à penser, contrairement à la réalité, que la France s’est laissée notablement devancer par les autres nations ». Qu’importe, des appuis, G. Lévy n’en manque pas. Ferdinand de Lesseps, pour l’heure occupé au percement de l’isthme de Panama, et plusieurs ministres acceptent de se partager la présidence d’honneur. De nombreuses personnalités du monde de la politique, des sciences et des arts apportent leur caution. Il en est ainsi de l’architecte Garnier, du chimiste Berthelot ou encore de Gustave Eiffel. Il est vrai que l’exposition s’érige en « prélude à la préparation du Grand Tournoi de 1889 ». Ajoutées à celles venues de l’étranger – plusieurs pays ont déjà répondu favorablement aux premières sollicitations du comité d’organisation –, les promesses de concours d’un grand nombre de chambres de commerce, de chambres syndicales, de grands établissements industriels et métallurgiques finissent de convaincre les élus de la Ville de Paris. Dans sa séance du 15 décembre 1886, sur la foi d’un rapport favorable de l’un des siens, Lefebvre-Roncier (***), le conseil municipal adhère au projet et autorise la Société du cinquantenaire à occuper jusqu’au 31 décembre 1887 la partie du bois de Vincennes désignée sous le nom de « Pelouse et lac Daumesnil ». La manifestation étant annoncée pour le mois de mai 1887, le comité d’organisation multiplie les initiatives : édition d’une affiche, publication d’un journal (L’Illustration des chemins de fer) et construction dans l’immédiat d’un palais d’exposition de 12 000 m², dont la première pierre est posée en grande pompe le 6 février 1887. L’ouverture officielle de l’exposition a lieu comme prévu le 22 mai au matin. Bien que contrarié par « un temps déplorable », l’événement attire plus de 200 000 personnes (****). À 14 h, précédés d’une Marseillaise jouée par le 115e de ligne, les orateurs entrent en lice : à M. Bissy, commissaire général de l’exposition, succèdent MM. de Ménorval, et Deligny, tous deux conseillers municipaux. Ce dernier, « un des survivants de l’inauguration du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, explique comment cette petite ligne a été le point de départ du grand mouvement industriel qui a déterminé la construction du réseau français ». Après une nouvelle Marseillaise et un lâcher de 400 pigeons voyageurs chargés d’apporter la bonne nouvelle à la Belgique, les invités de marque prennent place à bord du train inaugural pour une visite commentée. Un défi lé des sociétés musicales et de gymnastique du département de la Seine, un festival-concert et l’ascension du ballon Le Cinquantenaire sont également au programme.
Seules les rares indiscrétions de la presse de l’époque permettent de se faire une idée des lieux. Invité à la répétition générale « de vernissage » du 19 mai, le chroniqueur du Matin ne cache pas sa surprise devant le travail accompli en quatre mois, bien que tout ne soit pas encore en place : « […] hier nous n’en pouvions croire nos yeux en voyant l’étonnant panorama que présentent les pelouses Daumesnil transformées en le plus magnifique champ d’exposition que l’on puisse rêver. » On sait ainsi que l’espace occupé, entièrement clôturé, n’est accessible que par trois portes monumentales (portes de Reuilly, de Charenton, de Daumesnil) auxquelles, « s’inspirant de la construction des lignes de chemin de fer, l’habile architecte [Foucquiau] a donné […] l’aspect d’entrées de tunnel, pendant que l’élégante galerie qui les surmonte affecte la forme d’un viaduc ».
La pièce maîtresse de l’ensemble est le palais de l’exposition, « vaste construction d’un très bel effet », dont la nef principale abrite « les types les plus curieux, les plus anciens, comme les plus nouveaux, de wagons et de locomotives (*****)» et les nefs latérales « les outils, les appareils, les différents systèmes d’avertisseurs employés par les compagnies de chemin de fer ». Là se tient aussi le « musée rétrospectif » réservé « aux spécimens se rattachant à tous les progrès importants qui se sont accomplis ou sont en voie d’exécution, non seulement en matière de voies ferrées, mais au point de vue des moyens de transport usités sur le globe à toutes les époques ». Aux abords immédiats du palais se côtoient, à découvert, « les grues, les excavateurs, les machines à poser les voies, le matériel de terrassement, de maçonnerie. On verra même des chantiers de travaux en activité ».
Vient ensuite la salle des fêtes qui aurait dû notamment accueillir le Congrès international des chemins de fer, promis depuis lors à Milan. Conçue par l’architecte Thomas, à la fois salle de spectacle et de conférences, elle se caractérise par « la très heureuse disposition de la scène qui s’ouvre à volonté à l’intérieur ou à l’extérieur de l’édifice, de sorte que le spectacle [est] donné, suivant le temps et les circonstances, ou en plein air ou dans l’élégante salle qui [peut] contenir plus de 10 000 personnes [sic] ».
Dans son prolongement se déroule l’allée dite des Nations, « dont la perspective profonde se termine par la gare de Saint-Germain, reproduite avec une scrupuleuse exactitude », telle qu’elle était en 1837. « Cette avenue, qui constitue la grande artère de l’exposition, est bordée de chaque côté par d’élégantes constructions, variées dans leurs formes et dans leurs attributions, chalets rustiques, intéressantes applications de la brique, des ciments, des bétons, servant d’abri à des exhibitions de toutes sortes, à des bars, à des brasseries, à des restaurants. » S’y élève également « une curiosité qui fera courir tout Paris et sera la joie des grands et des petits » : le « Toboganning – en français montagnes canadiennes – vaste plan incliné de 142 mètres de long, sur lequel descendront des traîneaux lancés avec une vitesse vertigineuse ».
Tout au long de la clôture d’enceinte s’alignent « les rails à voie étroite où stationnent déjà les trains du système Decauville », anneau circulaire de 5,2 km. Jalonné d’arrêts censés reproduire les gares d’Amsterdam, de Rome, de Chicago, etc... (******), « avec leurs employés en costumes nationaux », il permet « de faire le tour du monde en quarante minutes ». Au passage, les voyageurs sont invités à contempler « le merveilleux panorama du lac Daumesnil que sillonnent les bateaux électriques, les bateaux à vapeur, les canots à voile, les embarcations de tous système et de toutes couleurs qui vont débarquer les voyageurs dans la rade du Havre ou dans la baie de Chicago (*******)».
Près du palais de l’exposition, à la croisée de l’allée des Nations et de l’allée latérale conduisant au lac Daumesnil devait être érigée la statue de Marc Seguin. Cet hommage programmé pour le mois de juillet a-t-il été rendu ? Si les journaux de l’époque ne s’en font pas l’écho, une indication précieuse est donnée un demi-siècle plus tard, le 11 octobre 1936, lors de la célébration à Tournon du 150e anniversaire de la naissance du grand homme. Désigné pour remplacé au pied levé Raoul Dautry, l’ingénieur en chef adjoint du Matériel et de la Traction des Chemins de fer de l’État Nicolet précise dans son discours : « Si au cours de l’Exposition Internationale de 1887 qui eut lieu à Vincennes en l’honneur du Cinquantenaire des chemins de fer, cette statue de Marc Seguin se vit attribuer une place de choix, cette place fut éphémère, et il fallut attendre jusqu’à ce jour pour inaugurer son érection définitive, grâce à l’initiative de M. le Ministre Chapsal, sénateur, maire de Saintes, qui trouva les concours nécessaires, et en particulier celui des hautes personnalités qui sont ici aujourd’hui. (********) » De fait, la statue représentée sur l’affiche du Cinquantenaire et celle élevée à Tournon sont bien les mêmes.
Le silence de la presse en 1887 a sans doute pour raison la « déconfiture » de l’Exposition du cinquantenaire. Lors de l’inauguration, il n’avait échappé à personne que ministres, députés et autres personnalités, au premier rang desquelles G. Lévy, manquaient à l’appel. Rien d’étonnant si l’on se réfère aux graves ennuis que connaît alors ce dernier et, avec lui, la Société du cinquantenaire. En effet, le 29 avril 1887, soit trois semaines avant l’inauguration de l’exposition, « Le Bon Génie », sa principale maison de commerce, avait été déclarée en faillite. Le 2 mai, la Société du Cinquantenaire avait avoué ne plus pouvoir honorer ses dettes. Le même jour, estimant avoir accompli auprès des pouvoirs publics toutes les démarches nécessaires au fonctionnement de l’exposition, le comité d’organisation, avait prononcé sa dissolution précipitant la faillite de la société et déclenchant l’afflux de nombreuses plaintes : des exposants, bien sûr, mais aussi des artistes conviés à la fête, des cafetiers, restaurateurs et débitants de toutes sortes. Le 5 mai, ceux-ci s’étaient regroupés en un syndicat chargé de gérer ce qui pouvait encore l’être et de prélever sur les premières recettes les sommes qui leur étaient dues pour travaux, soit quelque 700 000 francs (*********). Début juin, le scandale éclate au grand jour. Le 8, G. Lévy et son fils sont arrêtés. Le premier est vite remis en liberté « à cause de son état de santé qui est fort mauvais ». Le 11 voit la nomination d’un séquestre. Le 13, la municipalité diligente une enquête. Interrogé sur la situation, Jean-Charles Alphand, directeur des travaux de Paris, répond que d’exposition ferroviaire proprement dite, il n’y a aucune trace : « On n’y voit aucun exposant représentant l’industrie des chemins de fer. En revanche, on y trouve des cafés, des jeux de toutes sortes, qui donnent à l’exposition l’apparence d’une fête foraine ; mais ces établissements ont été distribués de telle façon qu’on a abîmé les avenues et les pelouses, ce qui entraînera pour la ville une dépense supplémentaire qui peut être évaluée à environ 78 000 francs. » Jugement sévère mais qui rejoint l’information selon laquelle le séquestre aurait affermé l’exposition « à une exploitation de fêtes publiques », en contradiction avec son engagement initial de respecter l’exécution du programme arrêté par les promoteurs. Un fiasco dont l’écho est perçu jusqu’aux États-Unis. Dans son édition du 28 octobre 1887, le Railroad Gazette de New York écrit : « Il n’est jamais rien arrivé d’aussi déshonorant dans aucune exposition que ce qui s’est passé à l’Exposition du cinquantenaire. » Et de mettre en garde les industriels américains contre une éventuelle répétition du scénario en 1889. Comment en est-on arrivé là ? L’enquête révèle que G. Lévy n’avait jamais versé le million formant le capital de la Société du cinquantenaire. Un chèque tiré sur le Comptoir d’escompte avait bien été déposé par l’un de ses employés, un certain Anatole Argand, auprès de l’office notarial Hussenot- Desenonges, sis à Belleville, mais celui-ci n’avait pas jugé bon de vérifier s’il était effectivement approvisionné !
Aussi, lorsque G. Lévy s’était trouvé 1er mai face à une échéance « formidable » de plus de 800 000 francs, avait-il pu y faire face, les établissements financiers démarchés lui refusant tout crédit.
Le décès prématuré de G. Lévy dans la nuit du 15 au 16 août interrompt toute poursuite à son égard. Jugés en janvier 1888, ses complices écopent de peines relativement clémentes : dix mois de prison pour son fils Isaac, trois mois pour Argand, son employé indélicat, un mois pour Bloch, Cerf et Weil, assortis pour tous les cinq d’une amende de 500 francs.
Entre-temps, il a été procédé, le 24 octobre 1887, à la mise aux enchères des derniers vestiges de l’exposition, la Ville de Paris ayant exigée la remise des terrains occupés au Bois de Vincennes pour le 1er novembre. Ont été ainsi mis en adjudication les trois portes monumentales, la tribune d’honneur, la salle des fêtes et les neuf gares étrangères, la vente rapportant en définitive un peu plus de 18 000 francs, un montant bien dérisoire face aux préjudices subis. Le mot de la fi n est donné par le Journal des transports, dans son édition du 11 novembre 1887 : « L’Exposition du Cinquantenaire des chemins de fer était l’oeuvre de particuliers sans origine et sans mandat, dont le charlatanisme et la triste fi n n’ont surpris personne. »
Bruno Carrière
(*)- Nublat obtient de G. Lévy la signature d’un contrat en date du 22 février 1886 lui abandonnant 20 % des bénéfices à venir.
(**)- Le Journal des débats, 12 juin 1887.
(***)- Lefebvre-Roncier, accusé par la suite d’avoir touché une commission occulte de 10 000 francs, démissionnera bien que plaidant non coupable. Réélu en 1888, il regagnera l’hémicycle que ses pairs déserteront pour marquer leur désapprobation.
(****)- Droits d’entrée : 25 centimes le dimanche, 50 centimes le lundi et le jeudi, 1 franc les autres jours.
(*****)- Au nombre desquels le train de 1835 reconstitué par la Belgique pour la célébration du cinquantenaire de ses chemins de fer en 1885.
(******)- Outre celle de Saint-Germain, neuf gares s’échelonnaient le long de la voie, financées (6- suite) par la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, la Suisse, l’Autriche, la Suède, la Russie et les États-Unis.
(*******)- Le Matin, 18 mai 1887, 22 mai 1887 ; Journal d’Annonay, 21 mai 1887.
(********)- L’État… Notre réseau, novembre 1936.
(*********)- Le 16 juillet 1887, le corps d’un certain Malidor est repêché dans la Seine. Il s’avère être celui d’un « entrepreneur de pavoisement et décorations pour fêtes publiques » devenu fou pour avoir englouti toute ses économies dans l’affaire.
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