top of page
Paul Smith

Le chemin de fer atmosphérique 1847-1860

Dernière mise à jour : 17 mars 2021

Les premières locomotives ne pouvant gravir la « rampe » de Saint-Germain faute d’une puissance suffisante, le terminus de la ligne avait été fixé en 1837 au Pecq, petite bourgade située en contrebas de la cité royale, au contact de la Seine. La lacune est comblée dix ans plus tard avec l’inauguration du chemin de fer atmosphérique. Une solution importée d’Angleterre qui s’avéra vite obsolète voire dangereuse.


Au début des chemins de fer, les locomotives étaient loin de représenter aux yeux de tous le dernier mot en matière de traction. Leur construction était plus coûteuse que celle des machines à vapeur fixes. Elles gaspillaient une partie de leur énergie à tirer leur propre poids. Elles ne consommaient que du coke, plus cher que le charbon brûlé sous les chaudières des machines fixes. La faible adhérence de leurs roues aux rails interdisait leur usage sur de fortes pentes et, pour éviter les déraillements, la courbure des voies devait avoir un rayon de mille mètres au moins, nécessitant de lourds travaux d’infrastructure. Charriant feu et eau bouillante, les locomotives étaient même meurtrières. Le 8 mai 1842, l’incendie des voitures qui suivit le déraillement d’une locomotive à Meudon coûta la vie à une soixantaine de passagers.


Ces considérations aident à comprendre l’enthousiasme qui accueillit dans les années 1840 le système, alternatif, des chemins de fer dits atmosphériques. Ce système utilisait la pression de l’atmosphère pour faire avancer un piston placé dans un tube en fonte aligné entre les rails d’un chemin de fer. Le vide dans le tube qui « aspirait » ce piston était créé par des pompes mues par des machines fixes installées de distance en distance le long de la voie. Sur la partie supérieure du tube, une fente permettait le passage d’une barre attachant le châssis du piston au wagon remorqueur qui tirait le train. Ouverte par des galets fixés à ce châssis pour admettre l’air derrière le piston, une soupape longitudinale recouvrait la fente. Elle était constituée d’une lame de cuir renforcée d’écailles de fer et boulonnée sur l’un des côtés de la fente pour faire une charnière continue. L’autre bord reposait sur la lèvre opposée de la fente où une gouttière contenait un mastic composé de cire et de suif, assurant une fermeture hermétique.


Ce principe est celui d’un brevet pris au cours de l’année 1838 par trois entrepreneurs, Samuel Clegg d’une part, Jacob et Joseph Samuda d’autre part, pour « des soupapes perfectionnées qui combinées avec d’autres dispositions mécaniques permettent d’utiliser pour le transport des chariots sur les rails-routes une force motrice dérivée de la pression atmosphérique ». Né à Manchester en 1781, formé à la célèbre manufacture de Boulton et Watt, Clegg s’était intéressé jusque-là à diverses affaires d’éclairage au gaz. Les frères Samuda étaient eux à la tête d’ateliers de construction navale fondés en 1832 à Southwark, sur la Tamise à Londres. De nombreux autres inventeurs s’appliquaient à améliorer le système, mais c’est l’appareillage de ces trois ingénieurs britanniques, perfectionné par de nouveaux brevets en 1844 et 1845, qui fut utilisé sur les quatre lignes atmosphériques commercialement exploitées.


C’est à Paris, en 1838, aux ateliers de Chaillot, qu’un premier chemin d’essai à échelle réduite fut réalisé. Clegg en fit la présentation devant l’Académie des Sciences en février 1839, détaillant les avantages du système : légèreté du wagon conducteur permettant des économies dans la construction du chemin, suppression des dépenses de réparation des locomotives, suppression de tout danger d’explosion, impossibilité que les convois sortent des rails, facilité de parcourir des courbes serrées, suppression des secousses qui, dans les locomotives, résultaient des coups de bielle de la machine... D’autres chemins expérimentaux furent construits, d’abord au Havre dans les ateliers des frères Nillus, ensuite à Southwark chez les Samuda, puis à Wormwood Scrubs à l’ouest de Londres. Les essais entrepris ici de juin 1840 à mars 1843 – avec des vitesses de 67 km/h et des trains tractés transportant 75 passagers – finirent par convaincre certains que le système était bien mieux qu’un jouet ingénieux. Parmi eux, l’ingénieur Charles Vignoles qui obtint de son employeur, la Compagnie de Dublin à Kingstown, la construction par Clegg et les Samuda d’une première ligne commerciale dans le prolongement du chemin de fer de « promenade » ouvert par cette compagnie en 1834 entre Dublin et Kingstown (Dún Laoghaire de nos jours, ou Dunleary dans sa forme anglicisée). Le service atmosphérique fut inauguré en mars 1844, reliant le port de Kingstown au village de Dalkey. Dotée d’une puissante machine fixe près de l’arrivée à Dalkey, la ligne avait une longueur de 2 275 m et un dénivelé de 22 m. Pour le retour, les trains descendaient par gravité, le piston enlevé du tube.


Deux autres lignes atmosphériques furent ensuite réalisées en Angleterre, la première de 8 km entre Forest Hill et Croydon au sud de Londres, construite par l’ingénieur William Cubitt et ouverte au public en janvier 1846, et la seconde de 32 km reliant Exeter à Newton, construite pour la Compagnie du South Devon par le célèbre ingénieur Isambard Kingdom Brunel et mise en service en août 1847. Ces deux lignes étaient bien plus ambitieuses que celle de Dalkey, chacune équipée de plusieurs stations de pompage et conçue pour un trafic dans les deux sens avec partage de la voie unique et de son tube et des voies d’évitement aux gares intermédiaires. Sur ces deux lignes toutefois, le système n’allait connaître qu’une exploitation brève – 16 mois à Croydon, 12 sur le South Devon – avant d’être remplacé par des locomotives. Dans les deux cas, la soupape longitudinale résistait mal à un usage intensif. Les machines fixes furent surmenées pour compenser les fuites d’air dans le tube. Selon la légende, la soupape du South Devon fut attaquée par des rats qui trouvaient à leur goût la composition du mastic d’étanchéité.

Eugène Flachat (1802-1873), le « père » du chemin de fer atmosphérique de Saint- Germain. Louis Figuier, Les Merveilles de la science, t. 1, 1867, p. 301.

En France, les développements atmosphériques furent attentivement suivis. À l’instar de nombreux autres ingénieurs, Eugène Flachat, accompagné d’Isaac Pereire, fit le pèlerinage jusqu’à Dalkey, où le Conseil des Ponts et Chaussées envoya en mission l’inspecteur divisionnaire Jacques Mallet. Son rapport, présenté au conseil en mars 1844, était entièrement gagné au nouveau système, dont les avantages paraissaient assez manifestes pour motiver un essai officiel en France. Une loi du 5 août 1844 mit à la disposition du ministère des Travaux publics une somme de 1 800 000 francs pour la réalisation de l’essai, soit directement par l’État, soit par une compagnie privée. Une convention signée le 10 septembre 1844 attribua la subvention à la Compagnie du Paris-Saint-Germain, le chemin d’essai devant comporter une section d’environ 5 km en plaine à partir de Nanterre et un embranchement neuf de 2 171 m, quittant la voie dans le bois du Vésinet, s’infléchissant par une courbe pour traverser la Seine et s’élevant jusqu’au plateau de Saint-Germain, rattrapant ainsi un dénivelé de 58 m pour arriver dans une nouvelle gare près du château.

Tracé du chemin de fer atmosphérique entre Le Pecq et Saint-Germain, plan signé par l’ingénieur des domaines de la couronne, 7 décembre 1844. À proximité de la place Royale, l’embarcadère primitif du Pecq. Archives nationales, F14 10337 2 n° 1.

Pour les Pereire, l’intérêt de l’entreprise est évident. Malgré le nom de leur compagnie, sa ligne inaugurée en 1837 aboutissait non pas à Saint-Germain mais au hameau du Pecq sur la rive droite du fleuve, d’où des voitures subventionnées accédaient au plateau et à ses diverses attractions. Tout en acquérant la maîtrise d’une nouvelle technologie ferroviaire, il s’agissait donc de compléter la ligne et d’y ramener des voyageurs dont le nombre était en baisse. La ville de Saint-Germain-en-Laye, dont les intérêts coïncidaient avec ceux de la compagnie, vota sa propre subvention de 200 000 francs. D’autres intérêts, en revanche, se trouvaient lésés, ceux par exemple de quelques inventeurs comme Alexis Hallette, dont le système « français » de soupape aux lèvres pneumatiques fut rejeté en faveur du système « anglais » de Clegg et Samuda.


Lancés en avril 1845, les travaux furent menés énergiquement sous la direction d’Eugène Flachat : l’ouverture du service atmosphérique eut lieu le 14 avril 1847, limitée cependant à la partie terminale entre le bois du Vésinet et Saint-Germain. Avec trois stations de pompage à Nanterre, Chatou (toutes deux en cours de montage) et Saint- Germain, une succession spectaculaire d’ouvrages d’art – un pont traversant la Seine, un viaduc en courbe de vingt arches, un remblai, une tranchée et deux souterrains – et, enfin, une élégante gare d’arrivée dessinée par l’architecte Alfred Armand, l’ensemble était une manifestation de la maturité de l’ingénierie ferroviaire française. À Saint-Germain, les gigantesques machines fixes étaient d’une force qui impressionnait vivement les observateurs. Un télégraphe électrique permettait leur mise en marche au moment où le piston propulseur était engagé dans le tube à son point de départ au Vésinet. Les chaudières, de même, étaient spécialement conçues pour un usage intermittent d’environ cinq minutes par heure. Tout, y compris le coût final de 6 millions de francs, dépassant de loin le budget initial et laissant plus de 4 millions à la charge de la compagnie, suggère une volonté de faire la preuve de ses compétences techniques. Pour Flachat, il s’agissait peut-être de faire encore mieux que Brunel, y compris dans la conception de locomotives. En 1846, il fit construire une locomotive de 32 tonnes baptisée l’Hercule qui, comme engin de chantier, put gravir sans difficulté le plan incliné, rendant aussitôt caduc l’un des principaux arguments en faveur des chemins atmosphériques, leur supériorité dans le franchissement de fortes rampes. Cette machine fut d’ailleurs employée comme renfort en cas d’affluence ou lors de déficiences du tube.


Cependant, la ligne française était moins ambitieuse que celle du South Devon. Avec le retour des trains effectué par gravité et le renoncement au système dans la partie en plaine (autorisé le 3 mars 1848), l’essai français se contentait de dupliquer celui de Dalkey. Quant à la section atmosphérique, elle fonctionna jusqu’en 1860 à raison de 16 « ascensions » par jour. Son abandon, que justifiait déjà à elle seule l’usure de la soupape non seulement par les trains mais aussi sous l’influence de la sécheresse, de l’humidité et du froid, fut surtout provoqué par un accident survenu le 6 septembre 1858 : suite à une défaillance de freins, un train de douze voitures dévala la rampe et vint heurter le tender d’une locomotive en attente au Vésinet. L’accident fit trois morts, dont le mécanicien de la locomotive, et mit sérieusement à mal la réputation du système atmosphérique en matière de sécurité.

Les bâtiments des machineries du chemin de fer atmosphérique à Saint-Germain-en- Laye, vers 1847. Au premier plan, le wagon « directeur ». Reproduction d’un dessin de Louis Billard. Musée des arts et métiers – Cnam.

La date du 2 juillet 1860 marque ainsi la fin de l’expérience atmosphérique en Europe, le système ayant été abandonné en Irlande en 1854. Les locomotives à vapeur reprirent partout leurs droits en attendant que la traction électrique revienne au principe de base du système : l’énergie générée par des machines fixes est prise par un « wagondirecteur » non pas dans un tube en fonte mais par une caténaire ou un troisième rail. Quant au patrimoine légué par cette aventure, il se résume à quelques sections de tube conservées par des musées en Angleterre, trois des bâtiments des machines dessinés par Brunel, et, en France, le viaduc construit par Flachat en 1845 et toujours emprunté par les rames de la ligne A du RER.


Paul Smith


Pour plus d’informations sur l’histoire des chemins de fer atmosphériques et des références aux sources utilisées, le lecteur peut consulter en ligne l’étude de l’auteur publiée en mai 2009 par la revue électronique In Situ (http://insitu.revues.org/4192 pour la première partie ; http://insitu.revues.org/4236 pour la seconde partie plus spécifiquement consacrée à l’expérience de Saint-Germain).

181 vues0 commentaire

Comments


bottom of page